BOGOTA/ABU DHABI: L'Égypte a connu une décennie de bouleversements depuis le renversement de Hosni Moubarak en 2011, confrontée à deux révolutions, des pressions environnementales, et plus récemment les défis économiques de la Covid-19.
Et pourtant, ce pays arabe, le plus peuplé, à cheval sur les continents africain et asiatique, est sorti de cette agitation avec une détermination nouvelle et le désir d'un plus grand engagement avec la région et avec le monde.
Il a été annoncé que l'Égypte était nominée pour accueillir la conférence des Nations unies sur le climat COP27 en 2022 – une distinction qui semblait impensable il y a à peine quelques années.
Ce mois d'octobre marque non seulement le 48e anniversaire de la guerre de 1973 avec Israël; il y a quarante ans, le 6 octobre, le président Anouar Sadate a été assassiné au Caire par des extrémistes islamistes lors du défilé annuel commémorant cette victoire.
Nombreux sont ceux qui, au Moyen-Orient, pensent que l'héritage positif de Sadate se poursuit encore: le processus de paix égypto-israélien, le développement économique et la libéralisation politique de l’Égypte, le processus de paix palestinien ainsi que le défi de l'extrémisme violent.
«J'ai récemment observé, au cours de cette dernière année en particulier, que l'Égypte est beaucoup plus engagée à essayer de définir l’action sur les questions régionales», a déclaré Nabil Fahmy, ancien ministre égyptien des Affaires étrangères, lors d'un débat au cours de la World Policy Conference qui s’est tenue au mois d’octobre à Abu Dhabi.
«L'Égypte a fait face à divers obstacles. Mais regardez la force de son système. Je suppose franchement que très peu de pays de la région, et d’autres à l'étranger, auraient pu survivre à deux révolutions en trois ans et s'en relever ainsi.»
Les dernières prévisions économiques montrent que l'Égypte entre maintenant dans la phase de la reprise économique, à la suite des effets de la pandémie de Covid-19. «Il y a des preuves évidentes de progrès économique», a précisé Fahmy. «Même après la pandémie, nous envisageons une croissance de 4 à 5% pour l’année prochaine, ce qui est très significatif.»
Ses commentaires ont été repris par la politicienne et universitaire égyptienne Mona Makram-Ebeid lors de la même conférence.
«Une lueur d'espoir émerge et se présente actuellement sous la forme de la découverte de gaz naturel, avec le potentiel de stimuler l'économie boiteuse de l'Égypte et de construire une nouvelle alliance commerciale avec les pays de la Méditerranée orientale et Israël.
«L'Égypte a décroché le jackpot en 2015 avec la découverte d'un champ gazier géant connu sous le nom de Zohr, qui est devenu l'un des plus grands gisements de gaz au Moyen-Orient.
À ce jour, Zohr est le plus grand gisement de gaz découvert dans la région méditerranéenne, avec près de 30 trillions de pieds cubes de réserves. Le champ, qui est exploité par la compagnie italienne Eni, a commencé sa production en décembre 2017.
De toute évidence, il y a eu des progrès significatifs dans d’autres domaines. L'Égypte fait également des progrès au niveau des réformes institutionnelles en renforçant l'état de droit et en répondant aux préoccupations internationales concernant son bilan en matière de droits de l’homme.
«Il y a trois semaines à peine, nous avons publié une nouvelle doctrine des droits de l’homme», a affirmé Fahmy. «Ce n'est pas parfait. Partout dans le monde, les doctrines et les applications des droits de l’homme ne sont pas parfaites. Mais c'est un progrès énorme. Et c'est une réflexion que nous voulons faire avancer.
«À court terme, ce sera un défi. À moyen terme, je suis beaucoup plus confiant. Mais, en tant qu'Égyptiens, étant donné notre poids dans la région, étant donné le rôle que nous avons à jouer, je veux aussi que nous puissions regarder à long terme et agir en collaboration avec nos voisins.»
Makram-Ebeid a fait l'éloge de la nouvelle doctrine, affirmant qu'elle aurait un impact positif sur plusieurs aspects de la vie égyptienne.
«Cela donnera accès à des opportunités d'emploi, à l'instruction, aux soins de santé et aux libertés religieuses», a-t-elle déclaré.La dernière décennie de bouleversements en Égypte a commencé le 25 janvier 2011, lorsque des milliers de manifestants sont descendus dans les rues du Caire pour exiger un changement. Les méthodes agressives de la police pour réprimer les manifestations ont abouti à des appels à la destitution de Moubarak.
Lorsqu’il a été finalement renversé, les jeunes Égyptiens ont estimé que le moment était venu de créer une société plus juste. En réalité, ce n'était que le début d'une nouvelle période de mécontentement et d'incertitude. Le pays a été secoué par de nouveaux désastres économiques et l'arrivée au pouvoir de Mohammed Morsi, un homme politique islamiste affilié aux Frères musulmans désormais interdits.
La «deuxième révolution égyptienne» a eu lieu en 2013, un an après l'investiture de Morsi. À la suite de la reprise des manifestations de rue cet été-là, Morsi a été démis de ses fonctions et les Frères musulmans ont été considérés comme une organisation terroriste.
L'année suivante, le ministre de la Défense de Morsi, Abdel Fattah al-Sissi, a remporté l'élection présidentielle et a prêté serment.
«Le défi fondamental entre les Frères musulmans et le reste du système égyptien concernait notre identité», a déclaré Fahmy lors de l'événement WPC.
«Sommes-nous des Égyptiens, incluant des Frères musulmans, ou sommes-nous des Frères musulmans incluant certains Égyptiens? C'est une menace existentielle, et c'est la raison pour laquelle l'affrontement s'est produit rapidement. Non seulement les influenceurs politiques, mais également la classe moyenne étaient contre le modèle de gouvernement qui était en train d'être formé par les Frères musulmans lorsqu'ils sont arrivés au pouvoir.
Le mouvement des Frères musulmans a été fondé en 1928 en Égypte par Hassan al-Banna et s’est ensuite propagé dans tout le Moyen-Orient jusqu'au Soudan, en Syrie, en Palestine et au Liban ainsi que dans toute l'Afrique du Nord, où ses partisans ont connu des degrés de succès variables.
«Le mouvement des Frères musulmans est né en Égypte, créant ainsi des tendances en Égypte. Mais la réalité est que lorsque l’on essaie de construire l'avenir, nos jeunes veulent alors s'engager dans le monde», a déclaré Fahmy.
«Une idéologie dogmatique ne convient pas à l'Égypte. Nous devons collaborer avec le monde entier, et je pense que cette idéologie représente une menace pour la modernité.
«L'influence des Frères musulmans a fortement diminué aujourd'hui en Égypte, et le gouvernement actuel – que l'on soit d'accord ou pas avec certains détails de sa politique n'a pas d'importance – est un gouvernement d’action qui tente de répondre aux besoins fondamentaux et immédiats du peuple.»
L'accent mis par l'Égypte sur l'engagement régional et mondial a été évident ces derniers mois. Outre les récents pourparlers avec de hauts responsables irakiens et syriens, l'Égypte a également fait des progrès diplomatiques avec ses rivaux. «Nous avons engagé un dialogue avec la Turquie», a affirmé Fahmy. «C'est lent, alors ne soyez pas trop optimistes.»
L'un des fronts diplomatiques où l'Égypte a fait des progrès notables au cours de l'année dernière est la Libye qui, au cours de la dernière décennie, est devenue un refuge pour les passeurs de clandestins et les extrémistes religieux.
Au cours de la même vague révolutionnaire qui a renversé Moubarak, le peuple libyen s'est soulevé contre son dirigeant de longue date Mouammar Kadhafi. Cependant, une décennie après sa chute, le pays riche en pétrole reste embourbé dans le chaos et l'impasse politique.
Comme les deux pays partagent une frontière désertique poreuse, les extrémistes basés en Libye ont, à maintes reprises, réussi à mener des attaques contre les forces de sécurité égyptiennes et contre les chrétiens.
Ces derniers mois, l'Égypte s'est engagée avec les parties libyennes en conflit pour s'assurer que les élections nationales seront tenues en décembre comme prévu. Le Caire pense que des élections justes et transparentes aideront à mettre son voisin déchiré par la guerre sur la voie de la stabilité et du redressement.
Fahmy affirme qu'il y a eu des progrès sensibles sur la question de la Libye, mais il doute que les élections prévues le 24 décembre par le Gouvernement d'unité nationale récemment établi dans le pays se déroulent comme prévu. «J'aimerais bien que l'on me prouve le contraire», a-t-il dit.
Fahmy est bien perçu après ses années de carrière diplomatique et universitaire. Il est le doyen fondateur de la School of Global Affairs and Public Policy et professeur d'université émérite dans la pratique de la diplomatie internationale à l'Université américaine du Caire. Il a consacré de nombreuses années d'études à la diplomatie arabo-israélienne, ce qui a fait de lui une autorité de premier plan dans le processus de paix.
L'été dernier, les Émirats arabes unis sont devenus le premier pays arabe à signer les accords d'Abraham, une série d'accords diplomatiques négociés par les États-Unis entre Israël et des pays arabes. La signature du 13 août 2020 marquait la première fois qu'un pays arabe établissait publiquement des relations avec Israël, depuis l'Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994.
Bien que les accords aient montré un certain potentiel, les critiques affirment qu'ils n'ont pas fait grand-chose pour que les Palestiniens puissent jouir d'un État. Tandis que plusieurs gouvernements adoptaient les accords d’Abraham, la normalisation des liens avec Israël a été plus difficile à faire admettre à la population arabe.
«Vous ne pouvez pas trop insister sur le fait que la question palestinienne, en soi, est une question très émotionnelle dans tout le monde arabe, et les réactions à ce sujet ont donc tendance à être très fortes dans les deux sens», a affirmé Fahmy.
«Mon point de vue est le suivant – je l'ai dit à mes collègues palestiniens: je comprends votre inquiétude, je comprends votre peur, mais concentrez-vous sur la construction de votre dossier plutôt que sur la critique de quelqu'un. Parce que, dans le cas de ceux qui ont signé les accords, même si nous ne sommes pas d'accord avec eux, ils se sont tous engagés à aider à établir et à soutenir un État palestinien.
«Mes recommandations aux Arabes sont donc les suivantes: soyez un peu sensibles dans vos démarches. Vous devrez faire face au fait que le sujet est sensible et que vous serez critiqués.»
«Je dirais à mes collègues arabes, je dirais aux Palestiniens, trouvez des idées sur la façon d’avancer politiquement et ne laissez pas mourir le processus politique.»
Compte tenu de la présence confirmée à nouveau de l’Égypte sur la scène régionale, Fahmy espère que d'autres pays arabes suivront l'exemple de l'Égypte et viendront à la table des négociations pour parler ouvertement de la voie à suivre. «Les Arabes sont forts dans leur capacité à s'entendre. Notre problème est notre incapacité à être en désaccord», a-t-il précisé.
«Permettez-moi de saisir cette occasion pour lancer un appel à l'Égypte et aux pays arabes: nous devrions tous parler beaucoup plus de notre vision de l'avenir, de la région, et de ce que nous voulons voir concrètement pour le Moyen-Orient dans son ensemble.
«Nous n’avons pas à être d’accord, mais nous devons engager un dialogue et voir quel degré d’accord et quel degré de désaccord nous avons. Parce que permettre aux autres de définir l'ordre du jour est très dangereux.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com