BRASILIA: Mal en point dans les sondages, le président brésilien Jair Bolsonaro va se retrouver à nouveau dans les cordes mardi, avec la publication d'un rapport d'une commission d'enquête du Sénat (CPI) sur sa politique jugée irresponsable face à la crise du coronavirus.
Le rapporteur Renan Calheiros a déjà annoncé au moins 11 chefs d'accusation, tels "homicide par omission", "charlatanisme" ou "crime contre l'humanité".
Les analystes estiment toutefois que ce rapport très attendu n'aura qu'un impact "symbolique" à court terme, le président d'extrême droite disposant encore du soutien nécessaire au Parlement pour faire barrage à une éventuelle procédure de destitution.
Mais les conséquences politiques pourraient s'avérer désastreuses pour celui qui est loin d'être assuré d'être réélu dans moins d'un an, car donné largement battu par l'ex-président de gauche Luiz Inacio Lula da Silva.
Depuis cinq mois, la petite salle du Sénat où se sont déroulées les auditions de la CPI a été le théâtre d'échanges souvent houleux, avec parfois des insultes, des larmes -- et même l'arrestation d'un témoin pour parjure.
Covid au Brésil: une crise sanitaire marquée par les scandales
Retards et soupçons de corruption dans l'acquisition de vaccins, expériences avec des "cobayes humains", pénurie d'oxygène: la crise du coronavirus au Brésil a été émaillée de nombreux scandales sur lesquels s'est penchée une commission d'enquête du Sénat (CPI).
Durant cinq mois, la CPI a interrogé des dizaines de témoins, au cours de séances souvent houleuses. Ils ont fait des révélations qui pourraient avoir des conséquences aussi bien judiciaires que politiques pour le président Jair Bolsonaro et ses ministres.
Pénurie d'oxygène
En janvier, l'oxygène a fait cruellement défaut dans les hôpitaux de Manaus, en Amazonie (nord), qui vivait un pic de contaminations en raison de l'apparition du variant Gamma.
Des dizaines de patients sont morts asphyxiés, tandis que des familles en détresse achetaient des bonbonnes à prix d'or sur le marché noir.
Accusé d'avoir réagi trop tard, le ministre de la Santé de l'époque, Eduardo Pazuello, a affirmé devant la CPI ne pas avoir été averti à temps par l'entreprise qui fournissait l'oxygène et les autorités de l'Etat d'Amazonas, dont Manaus est la capitale.
Le gouvernement a assuré également avoir mis à disposition de l'Amazonas le budget nécessaire pour faire face à la pandémie.
"Ce n'est pas l'argent qui a manqué, c'est l'oxygène. A cause de problèmes logistiques, de l'incompétence du gouvernement fédéral, des autorités locales et de beaucoup d'autres personnes", a déclaré à l'AFP le président de la CPI, Omar Aziz.
Acquisition tardive de vaccins
Carlos Murillo, patron de Pfizer Amérique Latine, a révélé à la CPI que le gouvernement Bolsonaro avait ignoré au moins trois offres de 70 millions de doses de vaccins en août 2020.
Si elles avaient été achetées à ce moment-là, la campagne d'immunisation aurait pu débuter dès décembre, comme dans la plupart des pays européens.
Mais elle n'a commencé qu'à la mi-janvier, au compte-gouttes, avec le vaccin chinois Coronavac, pourtant décrié par Jair Bolsonaro, et celui d'AstraZeneca. Les premières doses de Pfizer ne sont arrivées qu'en avril.
Soupçons de corruption
La CPI a enquêté sur des irrégularités dans l'achat par le ministère de la Santé du vaccin indien Covaxin.
Un haut fonctionnaire du ministère, Ricardo Miranda, a fait état de "pressions atypiques" pour approuver l'achat de doses du Covaxin qu'il jugeait surfacturées.
Ce fonctionnaire et son frère, le député Luis Miranda, ont fait part personnellement à Jair Bolsonaro de leurs soupçons, mais aucune mesure n'aurait été prise par le président.
À la demande de plusieurs sénateurs, dont le vice-président de la CPI, Randolfe Rodrigues, le parquet brésilien a ouvert une enquête contre le chef de l'Etat pour "prévarication".
«Patients cobayes»
La CPI a enquêté également sur les relations entre Brasilia et des mutuelles de santé privées accusées de promouvoir le "traitement précoce", avec notamment de l'hydroxychloroquine, dont l'inefficacité a été prouvée scientifiquement.
Le cas le plus emblématique est celui de Prevent Senior, qui gère une dizaine d'hôpitaux à Sao Paulo.
Prevent Senior est soupçonnée d'avoir mené à l'insu de ses patients des expériences avec un "Kit Covid" contenant entre autres de l'hydroxychloroquine, et d'avoir fait pression sur ses médecins pour les prescrire à des "cobayes humains".
Plus grave encore, elle aurait maquillé les statistiques de l'expérience, rapportant deux décès liés au Covid-19 au lieu de neuf.
"Je suis le témoin vivant de ces pratiques criminelles", a lancé devant la CPI Tadeu Andrade, 65 ans, qui a reçu le Kit Covid à domicile après une consultation en télémédecine.
Une semaine plus tard, son état de santé s'est détérioré et il a été hospitalisé dans un établissement de Prevent Senior. Sa famille a ensuite été informée qu'il était condamné et allait être placé en soins palliatifs. Mais ses proches ont contesté ce diagnostic, et exigé qu'il continue d'être soigné. M. Andrade a fini par guérir.
"Ces patients ont été transformés en cobayes alors qu'ils étaient dans une situation de vulnérabilité extrême", a dit à l'AFPTV Bruna Morato, avocate de 12 médecins ayant dénoncé les expériences de Prevent Senior, qui nie toute irrégularité.
La CPI soupçonne des liens de l'entreprise avec un "cabinet parallèle" du gouvernement Bolsonaro qui tentait d'imposer les "traitements précoces" pour éviter de devoir prendre des mesures de restrictions de l'activité économique.
«Pratiques effrayantes»
Ce grand déballage diffusé en direct à la télévision des semaines durant a mis au jour les principales "omissions" du gouvernement durant la crise sanitaire qui a fait plus de 600 000 morts.
Les sénateurs ont notamment tenté d'établir les responsabilités dans des épisodes cauchemardesques comme la mort de dizaines de patients asphyxiés en janvier faute d'oxygène dans les hôpitaux de Manaus, en Amazonie.
En auditionnant des ministres, des parlementaires, mais aussi des représentants d'entreprises privées, la CPI s'est aussi penchée sur d'autres faits connus, comme les retards dans l'acquisition de vaccins.
Mais au fil des auditions, des révélations explosives ont été faites, notamment sur des scandales de corruption.
Jair Bolsonaro est soupçonné par la CPI d'avoir fermé les yeux sur une affaire de vaccins surfacturés, qui lui vaut déjà une enquête du parquet.
Le gouvernement est également accusé de promouvoir des "traitements précoces" inefficaces contre le virus, notamment à base d'hydroxychloroquine, médicament controversé dont le président n'a cessé de vanter les mérites.
Mais les Brésiliens ont surtout été choqués par les accusations gravissimes contre Prevent Senior, service hospitalier privé et mutuelle de santé, soupçonné d'avoir mené des expériences clandestines avec ces traitements à l'insu de ses patients et d'avoir minimisé les chiffres de décès du Covid-19.
"Ce sont des pratiques effrayantes, du jamais vu dans des hôpitaux depuis le Seconde Guerre mondiale", a déclaré à l'AFPTV Bruna Morato, avocate de 12 médecins disant avoir été contraints par Prevent Senior à prendre part à ces expériences.
«Mascarade»
La CPI n'a pas le pouvoir d'engager directement des poursuites, mais son rapport sera envoyé aux organes compétents comme le parquet ou la Cour des comptes, et pourrait également être transmis à la Cour pénale internationale, où d'autres plaintes ont déjà été déposées contre Jair Bolsonaro.
"Nous avons découvert beaucoup de choses, Bolsonaro et son entourage ont commis beaucoup de crimes, desquels il devra répondre, au Brésil, mais aussi à l'étranger", a déclaré à l'AFP le président de la CPI, Omar Aziz.
Déjà ciblé par cinq enquêtes de la Cour suprême et du Tribunal supérieur électoral, non seulement autour du Covid, mais aussi d'autres affaires, Jair Bolsonaro n'a cessé de décrédibiliser la commission sénatoriale, une "mascarade".
Pour le politologue Cremoar de Souza, le rapport de la CPI aura surtout un "impact symbolique", en contribuant à l'usure d'un président dont la cote de popularité est au plus bas.
Pour le moment, Jair Bolsonaro est "blindé" par deux alliés qui occupent des fonctions-clé, le procureur-général Augusto Aras et le président de la Chambre des députés, Arthur Lira.
M. Aras est le seul à pouvoir inculper le président pour des crimes de droit commun, ce que Creomar de Souza juge "peu probable".
Quant à Arthur Lira, c'est lui qui décide de soumettre ou non au vote des députés l'ouverture d'une procédure de destitution.
Plus de 130 demandes de destitution ont déjà été déposées, mais ignorées par le président de la chambre basse. M. Lira est un des chefs de file du "Centrao", groupe informel de parlementaires qui monnaient leur soutien en échange de postes importants ou de subventions pour leurs fiefs électoraux.
Avec le rapport incendiaire de la CPI, "le prix de ce soutien va être de plus en plus élevé", prédit Creomar de Souza.