TAIPEI, TAIWAN : Dans une unité industrielle de la banlieue de Taipei, des chefs préparent des plats qui ne seront jamais servis dans un restaurant : bienvenue dans le monde des "cuisines fantômes".
Avant même que les restrictions liées à la pandémie ne bousculent le secteur de la restauration, les clients étaient de plus en plus habitués à se faire livrer rapidement des repas de qualité restaurant.
Pour répondre à cette demande, un nombre croissant de restaurants ont mis en place des cuisines réservées à la livraison, des "cloud kitchens" ("cuisines fantômes"), ou ont loué des espaces.
Puis la pandémie a frappé, mettant fin aux repas à l'extérieur pour des milliards de personnes.
"La pandémie a entraîné l'ensemble du secteur dans une sorte d’hyper-croissance", déclare à l'AFP Jason Chen, directeur général de Just Kitchen.
Just Kitchen a commencé à exploiter la première cuisine fantôme de Taïwan au début de l'année dernière. Il en gère maintenant 18, dont une à Hong Kong, et veut s'étendre aux Philippines et à Singapour d'ici la fin de l'année.
Grab, géant régional de la livraison basé à Singapour, a ouvert 20 nouvelles cuisines virtuelles en Asie du Sud-Est l'année dernière, en plus des 42 qu'il possédait avant la pandémie.
Selon un rapport de Researchandmarkets.com, le secteur pourrait croître de plus de 12% par an pour atteindre une valeur de 139,37 milliards de dollars en 2028.
«Masque à oxygène»
L'Asie-Pacifique, où vivent 4,3 milliards de personnes, représente environ 60% du marché international.
Dans les villes densément peuplées de la région, où l'espace est limité, manger dans des restaurants bon marché ou sur des stands de rue est souvent plus abordable et plus pratique que de cuisiner chez soi.
Le groupe de recherche Euromonitor estime qu'il y a actuellement quelque 7.500 "cuisines fantômes" en activité en Chine et 3.500 en Inde, contre 1.500 aux États-Unis.
Ces cuisines collectives sont moins lucratives que les restaurants, car les gens n'y commandent pas autant de plats, estime Natalie Phanphensophon, à la tête de des chaînes Mango Tree et Coca, mais ont des coûts d'exploitation bien inférieurs.
L'entreprise familiale a ouvert une première "cuisine fantôme" dans la banlieue de Bangkok en début d'année et doit en ouvrir deux autres dans quelques semaines.
"Pendant le Covid-19, c'est un masque à oxygène", renchérit Thitanun Taveebhol, directeur du groupe iBerry, qui exploite des restaurants et glaciers dans des centres commerciaux en Thaïlande.
Montagnes de plastique
Les chaînes de restauration ne sont pas seules à s'intéresser au secteur.
Ancien dirigeant d'Air India à la retraite, Nirjash Roy Chowdhury, 61 ans, a investi ses économies pour créer une "cuisine en nuage" à Bombay.
Avec ses six employés, il estime qu'il lui faudra six mois pour être rentable, mais est confiant pour l'avenir.
"Je pense que cette culture des 'cuisines fantômes' va perdurer", prédit-il.
Nailul Huda, analyste à l'Institute for Development of Economics and Finance, un groupe de réflexion basé à Jakarta, estime que la baisse des coûts d'exploitation et les habitudes de commande des jeunes générations assureront une croissance continue du secteur.
"Une fois qu'on l'a fait, on s'y habitue tellement qu'il est difficile de se passer de ce confort", estime Jason Chen, de Just Kitchen, "très positif quant aux perspectives".
Tandis qu'une grande partie du secteur de la restauration était dévastée, les "cuisines fantômes" ont permis aux chefs, aux livreurs et aux grossistes de rester en activité. Mais elles ont inévitablement ajouté à la montagne de plastique déjà produite.
Une étude récente menée à Bangkok a révélé que les déchets plastiques ont presque doublé pendant la pandémie, en grande partie à cause des services de livraison de nourriture.
L'écrivain gastronomique Leslie Tay admet que les "cuisines fantômes" ont "enlevé la personnalité ou l'âme de la nourriture, dans une certaine mesure".
Mais il pense qu'il y a de la place pour que restaurants et "cuisines fantômes" prospèrent ensemble.
"Au bout du compte, je pense que la nourriture parle d'elle-même... si votre nourriture est bonne, les gens en parleront."