PARIS: Six ans n'ont pas effacé les "visions dantesques" des pires attentats de l'après-guerre: le 13 novembre 2015 reste pour l'ancien procureur de Paris François Molins cette "nuit dense et tragique" où la France a basculé dans "une autre dimension".
C'était un soir particulièrement doux pour la saison. Alors que les Parisiens se massent sur les terrasses, François Molins s'apprête à aller se coucher après "une semaine assez fatigante" à Marrakech pour un sommet sur la lutte antiterroriste.
A "21h25-21h30, j'ai eu un appel m'avisant qu'une explosion avait eu lieu sur l'une des portes du Stade de France, la porte D, et qu'il y avait un mort à déplorer", se remémore avec précision celui qui est devenu en 2018 procureur général près la Cour de cassation.
Les premiers renseignements sont comme souvent "parcellaires", mais l'information vite vérifiée.
Le patron du parquet de Paris rallume sa télé. Des bandeaux d'une chaîne d'information évoquent "des fusillades en cours", "des mitraillages de terrasses avec des kalachnikovs", de nombreux morts.
François Molins comprend "tout de suite" qu'on est "en plein dedans". Dedans, c'est cette menace d'attentats jihadistes de grande ampleur tant redoutée depuis des mois.
Pour le magistrat, il n'y a pas une minute à perdre. Il s'agit de vite "prendre les bonnes décisions et dans le bon tempo".
En lien avec la cheffe de la section antiterroriste du parquet, Camille Hennetier, qui représentera l'accusation au procès qui s'ouvre en septembre avec deux autres avocats généraux, il saisit les services d'enquête, lance une cellule de crise, rappelle "les collègues".
Puis il fait "immédiatement revenir" ses officiers de sécurité pour "partir sur place".
"Abominable"
François Molins est l'un des premiers arrivés, "vers 22h15-22h30", sur les terrasses mitraillées à l'arme de guerre. "Je me suis retrouvé devant des scènes... lourdes et assez terribles", raconte le magistrat, son regard bleu clair se voilant à l'évocation de "tous ces gens couchés sur les trottoirs", des "visions dantesques".
Le procureur de Paris débarque d'abord devant La Bonne bière.
Un brigadier du XIe arrondissement le repère dans la mêlée des pompiers, des policiers et des médecins venus secourir les blessés. "Tout de suite, (il) a pris son gilet pare-balles pour me le mettre. C'était une entrée en matière un petit peu brutale", commente laconiquement M. Molins.
Au Carillon, il se fait raconter par "une dame derrière le comptoir", encore sous le choc, "la voiture arrêtée, le commando qui descend et puis les rafales au fusil d'assaut".
Après les terrasses, le procureur rejoint ses collègues au Bataclan, où la scène est "plutôt figée". Deux policiers de la BAC (brigade anti-criminalité) viennent de "neutraliser l'un des terroristes", les deux autres se sont réfugiés avec des otages au premier étage.
Pendant de longues heures, les magistrats du parquet de Paris, les responsables policiers et des services de secours sont maintenus à distance de la salle de concerts, dans un bar où ils peuvent "boire un peu d'eau et recharger les batteries des portables, qui s'usent beaucoup dans ces moments-là".
Ils assistent aussi à la sortie du Bataclan de "grappes humaines, il n'y a pas d'autre mot, à moitié nues", retrace M. Molins.
Une fois l'assaut donné et les démineurs passés, le procureur peut entrer au Bataclan. Il y pénètrera trois fois. "On ne s'attend pas à voir tout ça", confie la gorge nouée François Molins, déjà marqué par l'horreur de la tuerie à Charlie Hebdo dix mois plus tôt.
Traque
Pudiquement, il évoque aussi l'écoute de "toute la bande-son", l'enregistrement sonore capté à l'intérieur où l'on entend distinctement "les discours des terroristes, les cris des victimes et les coups (...) des exécutions". "Quand on a vu, puis qu'on entend, c'est particulièrement abominable", lâche le magistrat.
Le 14 novembre en fin de journée, François Molins donne sa première conférence de presse sur les attentats.
Les traits creusés, le procureur, devenu depuis les tueries de Mohamed Merah le visage qui rassure après chaque attentat, débute par un message de compassion pour les victimes. Puis il livre le déroulé, presque minute par minute, de cette "barbarie".
Neuf scènes de crimes, pas d'auteurs: "l'enquête ne fait que débuter".
Elle va progresser très rapidement grâce aux données téléphoniques d'un des kamikazes du Stade de France, qui orientent les investigations vers la Belgique. Parallèlement s'engage la chasse aux deux survivants du commando des terrasses, Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh.
Elle s'achève le 18 novembre par la mort des deux jihadistes lors d'un assaut du Raid à Saint-Denis.
Ces "cinq jours très intenses" restent un moment "complètement hors norme" dans la carrière du haut magistrat.
Son bureau à la Cour de cassation n'est situé qu'à quelques encablures de la salle qui accueillera le procès tout aussi exceptionnel de ces attentats. Il n'y assistera pas "par délicatesse" envers ses anciens collègues. Mais suivra "de très près" les débats.