NEW YORK : Sous la pression des régulateurs et des tribunaux de plusieurs pays, Apple fait des concessions aux éditeurs d'applications, du jamais-vu de la part du géant jusqu'ici inflexible, mais loin de remettre en cause son emprise sur l'économie mobile.
Mercredi, la firme de Cupertino (Californie) a annoncé qu'elle permettrait à certains éditeurs d'inclure, dans leur application, un lien vers leur site, afin de pouvoir contourner son système de paiement, qui leur facture généralement 15 et 30% de commission.
Ce changement, fruit d'un accord avec l'autorité japonaise de la concurrence et prendra effet en 2022, fait suite à un premier geste, la semaine dernière, pour autoriser les concepteurs d'applications à prévenir, par courriel, les usagers qu'ils peuvent utiliser d'autres moyens de paiement que celui de l'App Store.
"Ces concessions sont assez extraordinaires", a réagi Joshua Davis, professeur de droit à l'université de San Francisco et spécialiste des questions de concurrence. "Quand une entreprise est accusée d'infraction à la concurrence, tout spécialement lorsqu'il s'agit d'un élément central de son modèle économique, il est très rare qu'elle change ses pratiques", avant d'y être contrainte.
Le groupe est, en effet, sous le coup d'une procédure de l'Union européenne pour avoir "faussé la concurrence" via son magasin d'applications.
Il attend aussi la décision d'une juge fédérale dans le dossier l'opposant à l'éditeur de jeux vidéos Epic Games, qui a saisi la justice américaine pour abus de position dominante.
Sur le plan législatif, un projet de loi qui réunit des sénateurs démocrates et républicains a été déposé, début août, au Congrès américain, et prévoit que l'utilisation de l'App Store ou du Google Store soit dissociée de celle du service de paiement d'Apple.
Les concessions "pourraient se retourner contre eux", prévient Joshua Davis, car elles montrent que des modifications sont possibles. "Vous nous aviez dit que vous ne pouviez rien changer, mais vous l'avez fait et tout semble bien se passer."
Même s'il avait déjà annoncé, en novembre, une baisse des commissions pour les petits éditeurs, le groupe aux 2.500 milliards de dollars de valorisation boursière est surtout connu historiquement pour son inflexibilité.
"On dirait une décision préemptive, prise avant une possible action du ministère (américain) de la Justice", a commenté, sur Twitter, Lawrence McDonald, analyste financier.
«Préserver l'essentiel»
En l'état, néanmoins, les mesures annoncées restent économiquement mineures et ne menacent en rien le modèle économique d'Apple, qui a dégagé, via App Store, 72 milliards de dollars de revenus en 2020, selon le cabinet Sensor Tower.
La décision annoncée mercredi ne concerne que certaines applis de contenu culturel - livres, journaux, musique ou vidéo - mais pas les jeux vidéos, "qui constituent la plus grosse partie des revenues" d'Apple sur sa plateforme d'applications, relève Mark MacCarthy, professeur de communication et technologie à l'université de Georgetown.
"C'est un pas dans la bonne direction, mais cela ne règle pas le problème", a estimé Daniel Ek, fondateur et directeur général de Spotify, qui va pouvoir inclure un lien sur son application en vertu de la mesure annoncée mercredi.
"Notre but est de rétablir la concurrence une fois pour toutes", a-t-il ajouté. "Nous allons continuer à nous battre pour une vraie solution."
Apple justifie les commissions facturées pour les transactions sur sa boutique par ses investissements en matière de sécurité et de maintien de la plateforme.
Le groupe "cherche à préserver l'essentiel de ses pratiques et les bénéfices qu'elles génèrent, tout en concédant le moins possible", considère Joshua Davis. "Et c'est difficile de savoir si ça va marcher (...) ou si le mur est en train de s'effondrer."
Mardi, le Parlement coréen a adopté une loi interdisant à Apple et Google d'obliger les développeurs d'applications de les utiliser comme intermédiaires pour encaisser les paiements des utilisateurs, une première mondiale.
Pour se conformer à ce texte, "ils vont probablement devoir aller plus loin" que les mesures annoncées ces derniers jours, prévient Mark MacCarthy. "Laisser les éditeurs envoyer un email" ou afficher un lien vers leur propre site "ne sera pas suffisant".
Pour Joshua Davis, la pression réglementaire et législative inédite sur Apple, et avec lui Google, mais aussi Amazon ou Facebook, pourrait également influer sur la position de la justice sur ces dossiers.
"Les tribunaux sont très soucieux de ne pas perturber des marchés qui fonctionnent bien", fait valoir l'universitaire. "Mais si le gouvernement, des élus ou les autorités de la concurrence s'émeuvent d'une situation, ils vont être plus ouverts à la possibilité d'une décision" défavorable à l'un de ces géants technologiques.