PARIS : Soupçonnés d'avoir voulu soutirer des millions d'euros au roi du Maroc en échange de l'abandon d'un livre embarrassant pour la monarchie, deux journalistes français sont sous la menace d'un procès en correctionnelle à Paris pour « chantage ».
Dans son réquisitoire définitif daté de mercredi, le parquet de Paris demande ainsi que soient jugés Eric Laurent et Catherine Graciet, auteurs en 2012 d'un précédent ouvrage à succès sur le monarque chérifien Mohammed VI, « Le roi prédateur ». Il recommande en revanche d'abandonner les poursuites pour « tentative d'extorsion ».
Il appartient désormais aux juges d'instruction chargés de cette enquête de décider de la tenue ou non d'un procès dans cette affaire.
L'affaire a éclaté à l'été 2015, quelques mois avant la parution programmée d'un nouveau livre sur le Maroc par ces journalistes. Le 23 juillet, Eric Laurent contactait le secrétariat particulier du roi du Maroc en vue d'obtenir un rendez-vous, finalement organisé le 11 août avec un émissaire de la monarchie.
Lors de cette rencontre, Eric Laurent annonçait la publication prochaine d'un second tome sur Mohammed VI, contenant des informations potentiellement embarrassantes pour la monarchie.
Enregistrements clandestins
Les versions divergent ensuite. Selon Laurent, c'est l'émissaire qui lui a proposé un accord financier en vue de la non-publication de l'ouvrage et de la non-divulgation des informations.
Le royaume, qui a été défendu au cours de la procédure par Eric Dupond-Moretti, désormais ministre de la Justice, assure que la proposition émanait du journaliste, qui réclamait trois millions d'euros.
Le 20 août, un autre avocat du royaume dénonçait à la justice les deux journalistes français et une enquête était aussitôt ouverte.
Deux autres rencontres suivaient, le 21 et le 27 août, au cours desquelles la somme négociée était ramenée à deux millions d'euros.
A l'issue de ce troisième et dernier rendez-vous, les deux journalistes avaient été interpellés en possession de 80.000 euros. Juste avant, Catherine Graciet, seulement présente lors de cet ultime entretien, avait confirmé soutenir la démarche de son confrère.
« Je suis d'accord avec les modalités qu'Eric a énoncées. Y a pas de soucis avec ça, nous sommes sur la même longueur d'onde », a-t-elle notamment affirmé à son interlocuteur, selon la retranscription de l'enregistrement audio de cet entretien.
Car l'émissaire du roi avait enregistré en cachette chacune des rencontres, avant d'en remettre une copie aux enquêteurs.
« Il résulte des retranscriptions de ces trois entretiens des éléments à charge suffisants pour considérer qu'Eric Laurent et Catherine Graciet ont menacé de révéler au grand jour (...) des faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de la famille royale du Maroc », souligne le parquet dans ses réquisitions.
« Journalistes connus et reconnus (...), leur démarche de chantage est apparue d'autant plus réelle à leur interlocuteur », ajoute-t-il.
Ces enregistrements clandestins ont été au cœur d'une bataille judiciaire durant l'enquête.
Les avocats des deux journalistes ont ainsi réclamé l'annulation des deux derniers enregistrements, les considérant « illégaux » car réalisés alors même qu'une enquête était déjà ouverte.
Après une longue bataille procédurale, la Cour de cassation avait débouté les deux journalistes en novembre 2017, considérant que les enquêteurs n'avaient eu qu'un rôle « passif » dans la collecte des preuves.
« Chacun peut aisément imaginer le camouflet qu'auraient été, pour le roi Mohammed VI, des réquisitions aux fins de non-lieu total qui pourtant s'imposaient. Le délit de chantage n'est pas constitué et nous le démontrerons », ont réagi Me William Bourdon et Bertrand Repolt, avocats d'Eric Laurent.
« Le parquet rend des réquisitions déconnectées de la réalité du dossier et ne met en cause Mme Graciet que sur une phrase qui ne démontre en rien l'existence d'un chantage. Après autant d'années d'instruction, c'est proprement surréaliste », a pour sa part souligné Me Eric Moutet, l'avocat de la journaliste.
En revanche, selon les avocats du royaume, Me Antoine Vey et Me Ralph Boussier, « la culpabilité ne fait aucun débat dans la mesure où, dès le départ, les faits ont été constatés en flagrance ».