DUBAÏ: Les rues de Beyrouth palpitaient autrefois de vie à chaque coucher de soleil. Désormais, ces mêmes rues ne sont que les fantômes des jours révolus, à chaque fois que la nuit jette son voile sur la ville. Pourquoi? Les caisses de l'État manquent d'argent pour acheter le carburant qui alimente les centrales électriques du Liban.
Les générateurs privés sont également à court d'approvisionnement, le carburant étant la dernière victime d'une série complexe de crises qui ont épuisé toutes les réserves du Liban en devises étrangères.
Ainsi, le prix du carburant au Liban a grimpé la semaine dernière pour la deuxième fois en moins de deux mois. Le gouvernement a supprimé les subventions sur l'essence et le diesel, dans une tentative de résorber les pénuries, ce qui a entraîné une hausse des prix à hauteur de 66 % par rapport à la dernière augmentation, datant de la fin du mois de juin.
À l'heure où la livre a perdu près de 90 % de sa valeur (depuis le début des manifestations de masse à la fin de l'année 2019) et où les salaires plafonnent, les Libanais peinent à couvrir leurs dépenses.
Moustafa Naboulsi vit à Al-Qalamoun, ville située dans le nord du Liban, où il exerce le métier de pompier depuis onze ans. Le 23 août, sa famille est partie vivre en France en raison de la situation économique précaire du pays.
«Il nous arrive de dormir dans la voiture pour faire le plein le matin. Nous passons souvent deux à trois heures dans les files d'attente, pour qu'ils nous disent qu'il ne reste plus d'essence et que nous devrons revenir le lendemain», raconte Moustafa à Arab News.
Cela fait plus de dix jours que Khaled Zakaria n'a pas mis d'essence dans son réservoir. Pour y parvenir, il a parcouru près de 50 km de Tripoli à Byblos et attendu pendant plus d'une heure dans la file d'attente.
La forte demande d'essence et son indisponibilité ont, comme on pouvait s'y attendre, donné naissance à un marché noir, dans lequel la marchandise se vend sept à dix fois plus cher que le prix officiel. M. Zakaria refuse d'acheter de l'essence de cette manière, afin de ne pas encourager la thésaurisation et la corruption, qui ne feront que compliquer une situation déjà difficile, selon lui.
Le pompier Moustafa Naboulsi, qui soigne également les brûlures, se sent impuissant puisqu'il ne peut pas se déplacer librement.
«On me demande parfois d'intervenir dans des régions situées en dehors de ma ville. Je veux bien soulager les souffrances de ces personnes-là, mais je ne peux même pas les atteindre», confie-t-il à Arab News.
«Surtout après l'incident survenu au Akkar. Je ne trouve pas de mots pour décrire ma douleur. C'était très éprouvant. Vous avez l'impression de ne pas en faire assez, même si la situation vous échappe», explique-t-il.
Le matin du 15 août, une citerne d'essence a explosé au Akkar, faisant vingt-huit morts et près de quatre-vingts blessés. L'incident a incité les pays voisins à apporter leur aide au Liban qui traverse également une crise médicale.
Au début du mois d'août, Riad Salamé, le gouverneur de la Banque centrale du Liban, a imputé aux commerçants du pays la responsabilité de la pénurie de carburant.
«Il est inacceptable que nous importions pour 820 millions de dollars (1 dollar = 0,85 euro) de carburant et que nous ne puissions pas obtenir de diesel, d'essence ou d'électricité. Ceci, et non les positions que nous avons adoptées, est une humiliation en soi pour les Libanais», a-t-il déclaré dans une émission d’une radio locale.
La quantité de carburant importée devait couvrir les besoins du pays pour trois mois, mais elle n'a même pas permis de tenir un mois.
Bachar el-Halabi, analyste principal pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord chez ClipperData, estime que la politique du Liban fondée sur la mouhassassa, soit la répartition sectaire des sièges ministériels entre dix-huit confessions, a offert à chaque dirigeant sa «part du gâteau».
«Il en va de même pour les allocations de fonds, les projets, les contrats, et ainsi de suite. Malheureusement, le secteur de l'énergie fait partie de cette mouhassassa. Elle constitue probablement la principale poule aux œufs d'or pour les dirigeants des partis confessionnels», déclare-t-il.
Alors que le gouvernement intérimaire s'efforce de sauver le pays de la famine et d'un effondrement économique généralisé, une faction politique a su profiter de la situation pour en tirer parti.
Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah soutenu par l'Iran, a annoncé vendredi sa décision d’acheminer une troisième cargaison de pétrole d'Iran.
«Nous avons décidé de faire venir un troisième navire-citerne», a rapporté l'agence de presse Reuters, citant Hassan Nasrallah. «Les prochains jours donneront tort à ceux qui mettent en doute l'arrivée des navires de carburant et notre message sera clair le jour où le premier navire arrivera au Liban.»
En début de semaine dernière, M. Nasrallah a annoncé que le premier navire-citerne avait quitté l'Iran à destination du Liban.
Selon des analystes, l'importation de carburant iranien pourrait exposer le Liban à un défi incommensurable: les sanctions américaines. Bachar el-Halabi prend néanmoins Hassan Nasrallah au sérieux car cette initiative, que les navires arrivent ou non au Liban, servira toujours les intérêts du Hezbollah.
«Le Liban et les différentes parties prenantes sont dans une impasse, et cela concerne également les opposants à M. Nasrallah. Si le pétrolier accoste dans un port libanais, le personnel risque de souffrir d’une très mauvaise image s'il refuse de décharger le carburant», souligne M. El-Halabi.
Si, dans un premier temps, le pétrole iranien finit par arriver au Liban, Hassan Nasrallah aura réussi à se donner l'image d'acteur performant et autonome par rapport au gouvernement. En revanche, si la communauté internationale – plus précisément les États-Unis – inflige des sanctions au Liban pour avoir importé du pétrole iranien, M. Nasrallah récoltera les gratifications politiques qui en découleront, affirme M. El-Halabi.
Depuis que la crise économique et financière a frappé le Liban à la fin de l’année 2019, le gouvernement continue de subventionner le blé, le gaz, le carburant, la nourriture et d'autres produits de base qui se vendent à des prix inférieurs à ceux du marché.
«Les pénuries de carburant peuvent être attribuées à l'inefficacité du programme de subventions vieux de plusieurs décennies», explique à Arab News Jean Tawilé, économiste et ancien conseiller auprès du gouvernement.
«Ces subventions ont préparé le terrain pour une série d'abus tels que la thésaurisation, le stockage et la contrebande.»
La plupart des produits subventionnés du Liban sont acheminés en contrebande vers la Syrie «où les prix ont explosé dans le sillage de la guerre», ajoute-t-il.
Les statistiques indiquent que le Liban a importé 5,7 millions de tonnes de carburant en 2011, précise M. Tawilé. Ce chiffre a grimpé à 7,6 millions de tonnes à la fin de l’année 2012, après que la guerre civile a éclaté en Syrie.
«Pour le dire autrement, les épargnants libanais ont subventionné le carburant consommé par la Syrie», dit-il.
Selon Jean Tawilé, la levée des subventions supprimera les différences de prix des carburants dans les deux pays, ce qui mettra fin à la contrebande.
Par ailleurs, le stockage de carburant va lui aussi diminuer, puisque les distributeurs n'auront plus d'intérêt à faire des réserves, contrairement à ce qu'ils font actuellement pour anticiper les hausses de prix.
Mohamed Ramady, ancien cadre bancaire et professeur de finance et d'économie à la King Fahd University of Petroleum and Minerals (KFUPM), souligne que les prêteurs internationaux ont fait pression sur le Liban pour qu'il lève les subventions.
«Le Liban traverse une période de crise. La décision d'alléger les subventions sur le carburant relève de considérations d'ordre économique plutôt que politique», explique M. Ramady à Arab News.
Selon M. Ramady, la réduction des subventions constitue également une mesure de prudence financière pour le gouvernement.
«Les droits de douane font défaut. Les échanges commerciaux sont précaires car le Liban a cessé d'exporter des légumes et des fruits comme il le faisait autrefois. Les recettes du tourisme ont chuté de façon spectaculaire. Autrement dit, les sources de revenus du Liban se sont amenuisées», affirme-t-il.
Pour M. Tawilé, le gouvernement pourra atténuer l’incidence de la réduction des subventions sur la population en instaurant un filet de sécurité sociale, notamment en offrant aux plus pauvres des paiements directs en espèces.
En mai, le gouvernement intérimaire a proposé de remplacer les subventions par la distribution de cartes de rationnement aux familles les plus démunies. Ce programme évalué à 556 millions de dollars devrait bénéficier à plus de 500 000 familles dans le besoin.
Cependant, comme pour tant d'autres initiatives prévues au Liban, ce plan reste gelé faute de source de financement bien définie.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.