PARIS: Dénigrés sur les réseaux sociaux, insultés, voire agressés, lors des manifestations anti-pass sanitaire, les journalistes ont mauvaise presse. Alexis Lévrier, historien des médias et auteur de "Jupiter et Mercure, le pouvoir présidentiel face à la presse", analyse le phénomène pour l'AFP.
Q: Avec les manifestations anti-pass sanitaire, assiste-t-on à une poussée de la détestation des médias ?
R: Oui. La sociologie du mouvement des anti-pass ne recouvre pas exactement celle des "gilets jaunes", mais on voit bien que la haine des journalistes et des médias "mainstream" s’exprime de manière toujours aussi virulente. Cette défiance est de toute façon très ancienne, et elle a toujours été le fait de classes sociales hétérogènes.
Le pouvoir politique lui-même a une part de responsabilité car il a tendance à instrumentaliser cette détestation. Des personnalités politiques, comme Florian Philippot, François Asselineau, Nicolas Dupont-Aignan ou Jean-Luc Mélenchon n'ont pas de mots assez durs-- de manière très facile, comme un artifice électoral-- contre les médias dominants. Et des gens peuvent ensuite passer de la parole aux actes.
L'exécutif lui-même a beaucoup utilisé la méfiance à l'égard de la presse: le ministre de l’Intérieur a très peu condamné, par exemple, les violences policières dont des journalistes ont été l’objet. Quant à Emmanuel Macron, on se souvient de sa harangue contre "le pouvoir médiatique" au moment de l’affaire Benalla.
Q: Que veulent les détracteurs des journalistes ?
R: Ils veulent des médias compagnons de route, des médias amis. Ils attendent que le journaliste s'efface derrière le point de vue des personnes qu'il interroge. Il y a là un problème d'éducation aux médias: on doit expliquer ce qu'est la presse. Elle n'est pas là juste pour se mettre au service des opinions des uns et des autres, c'est un travail au service de la vérité. Et parfois, cela suppose de contredire les gens qu'on interroge.
Ne trouvent finalement grâce à leurs yeux que leurs propres médias, créés sur les réseaux sociaux. On y retrouve aujourd'hui ce vieux rêve déjà présent chez les lecteurs du XVIIe siècle: certains d’entre eux, les "nouvellistes de bouche", voulaient faire eux-mêmes le travail des journalistes. Or, même si la critique de la presse est bien sûr légitime, il n'y a rien de plus faux, ni de plus dangereux, que de prétendre que chacun d'entre nous est journaliste.
Q: Comment juguler cette hostilité ?
R: Cela va nécessairement prendre du temps. Avec les "gilets jaunes", la presse – notamment la presse écrite nationale et régionale – a entamé une remise en question et s'est interrogée sur ses pratiques. Au-delà des manifestations, elle est allée sur les ronds-points à la rencontre de la population.
Pour préparer l’avenir, elle travaille aussi à diversifier son recrutement, à le rendre représentatif de la société. Les écoles de journalisme évoluent pour intégrer davantage des étudiants de tous horizons.
Dans l'immédiat, puisque la crise sanitaire sera au cœur de la présidentielle, les chaines d'information ne doivent plus inviter les scientifiques qui ont véhiculé les pires +fake news+, ceux qu'on retrouve dans les réseaux complotistes et/ou alternatifs. Au nom de la diversité des opinions, on ne doit pas laisser n'importe qui exprimer n'importe quoi dans les médias.