GJAKOVA, Kosovo: La ville de Gjakova, au Kosovo, est-elle interdite aux Serbes? Depuis qu'elle est rentrée, plus de 20 ans après la guerre, Dragica Gasic se heurte à l'hostilité des habitants albanais. Ils ne peuvent oublier les "plaies béantes" d'un conflit qui empoisonne les relations interethniques.
En 1999, après une longue campagne de bombardements de l'Otan, des dizaines de milliers de Serbes avaient fui le Kosovo en même temps que les troupes serbes qui battaient en retraite à l'issue d'un conflit meurtrier contre la guérilla indépendantiste.
Dragica Gasic, ses deux enfants de sept et neuf ans dans les bagages, était parmi eux.
Elle est devenue début juin la première et unique "revenante" serbe de Gjakova, ville de 40.000 habitants en majorité Albanais du sud-ouest du territoire, appelée Djakovica par les Serbes.
"C'était mon grand rêve de rentrer" dit à l'AFP la retraitée de 59 ans dans son deux pièces modeste à peine meublé, dont la porte présente des traces d'effraction.
Car cette ancienne femme de ménage raconte être harcelée par des habitants hostiles qui lui lancent des insultes quand ce n'est pas des pierres et qui tambourinent sans cesse à sa porte.
Son retour ne passe pas dans une ville qui a subi "les violences les plus intenses commises contre des civils de toutes les grandes villes du Kosovo", ainsi que le décrivait Human Rights Watch au sortir du conflit qui fit 13.000 victimes en grande majorité albanaises.
- "Tombes ouvertes" -
Elle est "persona non grata", lance à l'AFP Ilir Juniku, réparateur de 56 ans.
"Les Serbes qui reviennent sont des criminels car tout le monde a commis des crimes", assène Avni Ajdini, 46 ans, agent de sécurité dans une banque.
Selon des témoignages de survivants, des civils serbes servirent d'auxiliaires aux troupes de Slobodan Milosevic, l'ex-homme fort de Belgrade. Gjakova fut le théâtre de massacres "tels que les meurtres dans une seule maison de vingt personnes âgées de deux à 73 ans", d'après HRW.
Onze ONG nées du conflit exigent "l'expulsion" de la retraitée car les "tombes ouvertes attendent toujours les dépouilles" des disparus. "Tant que nous n'aurons pas récupéré les restes de nos êtres chers, Gjakova ne sera pas prête au retour des Serbes".
D'après l'ONG Humanitarian Law Center, environ 1.500 personnes ont été tuées et 200 sont disparues, soit 12% des victimes de la guerre du Kosovo, dont l'indépendance proclamée en 2008 n'est toujours pas reconnue par Belgrade.
Pour Nusrete Kumnova, de l'association "Les pleurs des mères", "il n'y a pas de Serbe innocent". Son salon est rempli de photos de son fils disparu, Albion.
"Dans cette ville minée par les meurtres et les disparitions, ils ne méritent pas de vivre au milieu des plaies des mères", dit-elle d'un ton glacial.
- "Mains sales" -
Dragica Gasic explique son retour par des difficiles conditions en Serbie avec ses "petits revenus de femme de ménage".
Mais elle doit vivre sous protection constante de la police kosovare. Son appartement a été forcé récemment et dit-elle, on lui a volé ses médicaments contre le diabète.
Une journaliste de l'AFP a constaté les tensions quand un épicier a interdit à la revenante de rentrer dans son magasin.
"Les clients ont commencé à me boycotter à cause de vous", lui a-t-il dit. "Je suis obligé de faire ça".
Ferdonije Qerkezi, 68 ans, dont le mari et les quatre fils furent tués par les forces serbes, vit rue des Martyrs, dans le même quartier que Dragica Gasic.
"Elle aussi a les mains sales", lance-t-elle, l'accusant d'avoir travaillé "pour le ministère serbe de l'Intérieur".
Le visage creusé par les soucis, l'intéressée dément, expliquant que son seul emploi pour la police était le nettoyage. "Je sais que je n'ai fait de mal à personne".
Selon Belgrade, environ 200.000 Serbes ont quitté le Kosovo après la guerre, un chiffre évalué par Pristina à 70.000. Les deux anciens ennemis s'accordent sur le fait que seuls 13.000 Serbes sont revenus mais la plupart d'entre eux vivent autour de monastères orthodoxes dans les enclaves serbes du territoire.
- "Cible sur le front" -
La municipalité a entamé une procédure judiciaire pour tenter de confisquer l'appartement de la retraitée mais en attendant, le maire Ardian Gjini tente d'apaiser les esprits.
"On n'a pas besoin de politiser la situation à l'extrême", a-t-il dit aux médias locaux, expliquant veiller avec la police à "ce qu'il n'y ait aucun incident".
Mais Belgrade accuse les autorités locales de se livrer à une "persécution systématique de la seule revenante serbe" et d'avoir "dessiné une cible sur son front".
Gjakova "est une ville interdite aux Serbes", s'est plaint Goran Rakic, seul ministre serbe du gouvernement kosovar, auprès des ambassades occidentales.
Pristina s'est abstenu pour l'heure de commentaire.
Arianit Koci, avocat kosovar renommé, est l'un des rares à soutenir la retraitée qui n'est "une menace pour personne" même si nul ne peut nier les crimes "monstrueux" commis à Gjakova.
Nusrete Kumnova prévient cependant: elle doit partir "avant que quelque chose de pire ne se produise".
"Ils ne pourront me renvoyer que morte", répond Dragica Gasic.