PARIS : Ils ont de 18 à 30 ans, ont suivi à Montfermeil l'école Kourtrajmé de Ladj Ly, réalisateur du film coup de poing "Les Misérables" : trente artistes méconnus débarquent au Palais de Tokyo, y exposant les colères de leurs cités, 25 ans après le film "La Haine".
L'exposition "Jusqu'ici tout va bien" (jusqu'au 7 septembre) est un pont de 25 ans - le temps d'une génération- entre le film de Matthieu Kassovitz, qui dénonçait en 1995 les bavures policières dans les banlieues, et celui de Ladj Ly, qui montre ces mêmes banlieues toujours sous tension aujourd'hui. Qu'est-ce qui a changé durant toutes ces années ?
Les jeunes sélectionnés, qui viennent de ces banlieues et d'ailleurs, ont reçu carte blanche pour s'exprimer à partir des scènes du film de Kassovitz. Se retrouver dans ce musée au cœur de Paris est pour eux "un peu un saut dans le grand bain", reconnait Hugo Vitrani, commissaire de l'exposition.
Créée en 2018 par Ladj Ly, Kourtrajmé, installée à Clichy-Montfermeil, où éclatèrent les révoltes de 2005 après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés alors qu’ils fuyaient un contrôle de police, offre une formation gratuite en cinéma et en art de l'image.
On peut y participer sans condition d'âge et de diplôme. Signes de son succès, des antennes vont ouvrir à Marseille (septembre) et à Dakar (janvier).
Mathieu Kassovitz se félicite que son film puisse déboucher sur cette exposition : quand il l'a tourné, "les jeunes de ces banlieues étaient énervés sans savoir pourquoi, sans avoir les moyens de l'exprimer. Mon film leur a donné une fenêtre. C'est aujourd'hui une haine complètement différente, beaucoup plus créative qui s'exprime. Avoir la haine, c'est un moteur, c'est un feu", assure-t-il.
Ladj Ly et son équipe ont retenu 30 projets. Les jeunes ont eu deux mois pour les réaliser. Occasion aussi de leur montrer comment on présente un projet, comment on le chiffre, avec qui, de leur faire comprendre les coulisses des institutions.
Nouveautés
Le "feu" des jeunes artistes se concentre contre les forces de l'ordre. Le fantôme d'Adama Traoré, mort dans une gendarmerie en 2016, est omniprésent. Le bruit enregistré d'une grenade de désencerclement se charge de rappeler périodiquement aux visiteurs l'ambiance des jours d'émeutes.
Arrestations, incendies, trafics, rodéos urbains, "il y a encore une violence qui brûle", observe l'artiste JR, qui collabore étroitement avec Ladj Ly dans ce workshop.
Certains thèmes absents il y a 25 ans ont émergé : le shooting de mode, des jeunes posant avec des habits de marque, vrais ou faux. Le thème LGBT, une photo montrant une basket d'où émerge une socquette en dentelle. Le passé colonial aussi.
La dénonciation des clichés médiatiques, le traitement de l'information sur les chaînes en continu forment un autre focus obsessionnel
Un collectif a féminisé cet univers dominé par les hommes, en faisant des portraits de femmes qui jouent des rôles très divers dans la cité.
Un jeune artiste a suspendu une voiture à l'envers sur laquelle est écrit POLICE, sous le titre "objet à détruire".
Autre allusion à l'illégalité : un groupement de chaises abîmées, ces chaises où veillent dans les cités les "guetteurs" qui alertent les dealers quand la police arrive. Les chaises sont moulées dans du béton, "double hommage aux Tours HLM des années 60 et aux guetteurs", explique Hugo Vitrani.
En exposant l'école Kourtrajmé, la présidente du Palais de Tokyo, Emma Lavigne, confirme sa politique de "démocratisation culturelle" d'un lieu surtout visité par une élite culturelle.
Pour faire pénétrer la banlieue dans le XVIe arrondissement, JR a réalisé un collage géant sur le Palais : les tours de la Cité des Bosquets de Montfermeil y apparaissent, une Tour Eiffel en leur milieu. Pour dix jours seulement...
"La vraie mixité sociale, c'est d'amener Neuilly à Montfermeil", note-t-il malicieusement.