MATAMOROS, MEXIQUE: Jusqu'à ces derniers mois, Abraham Barberi n'avait qu'une idée en tête: sortir de jeunes narcotrafiquants de la délinquance grâce à des offices religieux en rap.
Le pasteur baptiste de Matamoros, une ville mexicaine qui n'est séparée des Etats-Unis que par le fleuve Rio Bravo, a lui-même vécu un parcours chaotique « avant que le Seigneur ne change (sa) vie » : alcoolisme dès 12 ans, immigration clandestine aux Etats-Unis, trafic de drogue, crime, prison...
Le père de quatre enfants continue d'animer son « église hip-hop », comme il l'appelle.
Mais il s'est aussi résolu à des lectures plus calmes de l'évangile pour satisfaire de nouveaux hôtes : plus de 200 personnes d'Amérique du Sud et d'Amérique centrale qui rêvent de rejoindre l’autre rive du fleuve frontalier et qu'il accueille dans des dortoirs improvisés à l’Institut biblique Bautista Sola Scriptura.
En attendant que les Etats-Unis examinent ou réexaminent leur demande d'asile, les migrants essaient d’oublier la chaleur de cette fin mai, leur sort et leur ennui.
Certains regardent leur téléphone et d'autres admirent l'énergie de leurs enfants encore aptes à savourer l’instant présent.
Autour du refuge improvisé, de longues rues aux trottoirs brûlants et aux maisons décrépites.
Le bâtiment à la façade jaune a brusquement vu sa vocation changer en février après que fut décidée la fermeture du camp de réfugiés situé près d’un des ponts de la ville. Grâce au nouveau président américain Joe Biden, ses occupants furent autorisés à franchir la frontière en attendant que leur demande d’asile soit traitée.
Flot de demandeurs d'asile
Le temps de terminer les dernières formalités, les autorités mexicaines, américaines et le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) sollicitent Abraham Barberi pour héberger les 56 derniers occupants du camp. Le centre de formation de futurs pasteurs étant vide pour cause de Covid-19, il accepte.
« Nous étions supposés ouvrir pour seulement deux semaines », explique le prêtre de 53 ans. « Mais entre-temps, il y a eu de nouvelles arrivées à Matamoros. Les personnes avaient entendu parler de notre abri. On ne pouvait pas dire non. Vous savez, les gens viennent à nos portes. Des mères avec de petits enfants... »
Aujourd’hui encore, l'Institut biblique reçoit chaque jour de nouvelles demandes d'hébergement.
Ce flot a été encouragé par une des mesures symboles de la rupture de l'administration Biden avec l'ère Trump: la possibilité d’attendre sur le sol américain la réponse à sa demande d’asile lorsque celle-ci a été réalisée dans le cadre des MPP (Migrant Protection Protocols).
« Beaucoup ont interprété cela comme une ouverture des frontières à tous », regrette le pasteur au crâne chauve et au bouc grisonnant, et « c’est pour cela que les villes-frontières du Mexique ont été submergées de personnes, si nombreuses aujourd’hui ».
Or les MPP n’acceptent plus de nouveaux inscrits depuis le 21 janvier dernier. Autre obstacle pour les migrants, l’utilisation sous prétexte de Covid-19 d’une loi, le Title 42, pour empêcher l’entrée sur le territoire américain des demandeurs d’asile.
Ex-tueur à gages au volant
Ce matin pourtant, un employé de l'école biblique parcourt ses deux étages à la recherche de la vingtaine de personnes dont il vient de recevoir le nom sur sa messagerie. Rassemblées en quelques minutes à l’extérieur, elles pourront dans les jours qui viennent entrer légalement aux Etats-Unis pour être entendues par les autorités.
Leur secret ? Elles bénéficient de l’assistance juridique de certaines associations américaines. Leur attente à Matamoros aura duré plus d’un an. Par respect pour les autres migrants, par pudeur ou par peur, déjà, des prochaines étapes, elles ne manifestent aucune joie ostentatoire.
Felipe Atanasio Sánchez, 21 ans, a du mal à trouver ses mots. « Ils ont tué mon père et je ne pouvais plus rester au Mexique à cause de cette délinquance, je me sentais vulnérable », nous explique-t-il. « Là, je me sens heureux, motivé. Je ne sais pas quoi dire, je suis ému », lâche-t-il avant de s'engouffrer dans le van qui lui permettra de passer un test Covid-19 PCR, dernier sésame qui lui manque pour accéder au sol américain.
« Je suis très heureuse de voir la possibilité que soit écoutée notre voix là-bas » confie Margarita De Jesús, 29 ans, le sourire au visage. Originaire de l'Etat de Guerrero, dans le sud-ouest du Mexique, elle a voyagé jusqu'ici avec toute sa famille : son fils, mais aussi son frère, sa belle-sœur et leur enfant.
Le véhicule qui les éloigne du refuge est conduit par un tueur à gages de cartel repenti. Sa réinsertion et son nouveau dévouement au service des autres sont une des fiertés d’Abraham Barberi.