LONDRES: Le 8 mai, le ministre d'État saoudien aux Affaires étrangères, Adel al-Joubeir, s'est demandé sur Twitter si les auteurs des accusations portées contre le Royaume au sujet du prétendu Bezos Hack (NDRL: le piratage du téléphone de Jeff Bezos) allaient reconnaître leur erreur, ou s'ils allaient plutôt «se contenter de supprimer leurs Tweets et d’espérer que leur position de l'époque se dissipera avec le soleil couchant».
En effet, le Bezos Hack remonte au mois de janvier 2020 : le prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, a été accusé, sans la moindre preuve, d'avoir illégalement mis sur écoute le téléphone de Jeff Bezos, le PDG d'Amazon. Il a été reproché au prince héritier d’avoir divulgué la relation qui liait Bezos à la présentatrice Lauren Sanchez auprès du tabloïd américain The National Enquirer, un geste prétendument motivé par le fait que Bezos est le propriétaire du Washington Post.
Cela fait plus d'un an que les plus grands médias occidentaux – du New York Times au Washington Post, en passant par les journaux britanniques The Guardian et The Daily Telegraph – multiplient dans leurs pages les articles sur cette divulgation d'informations qui aurait été faite par l'Arabie saoudite et sur les révélations qui ont suivi.
Bloomberg Businessweek a récemment publié un extrait du livre révélation sur le directeur d'Amazon écrit par Brad Stone, journaliste et écrivain; on y découvre les dessous de la fuite. Et pourtant, ce scoop n’a jamais été relayé.
«Cette accusation est sérieuse. Si elle se révèle infondée, il convient que les médias en fassent état ou qu'ils reviennent sur leurs articles précédents», explique à Arab News William Neal, consultant en communication stratégique, qui habite Londres.
«En général, les médias occidentaux tiennent souvent à présenter l'Arabie saoudite sous un mauvais jour au lieu de s’en tenir à la relation des faits. Leur public a le droit de connaître l'ensemble du tableau, et pas seulement des reportages partiels», affirme M. Neal.
Mais la vérité – selon laquelle le frère de Sanchez, agent d’acteurs de séries B à Hollywood, aurait vendu sa sœur pour 200 000 dollars (163 720 euro) dans le cadre d'un «coup de maître de Bezos en termes de relations publiques» – est certes beaucoup moins intéressante pour les médias que l’hypothèse selon laquelle l'Arabie saoudite serait impliquée dans cette affaire.
Comme le souligne M. Stone, l'implication de l'Arabie saoudite n’était en fait qu’«une nébuleuse d'événements qui se sont croisés, de relations fragiles entre différents personnages et de coïncidences particulièrement insolites».
Il poursuit : «Si Bezos et ses conseillers s'efforçaient de présenter sous un jour favorable les éléments embarrassants qui entourent son divorce, cette nébuleuse d'incertitudes permettait en tout cas de détourner l'attention d’une vérité plus complexe et moins reluisante.»
Arab News s’est livré à une veille médiatique pendant les deux semaines qui ont suivi la révélation de Bloomberg Businessweek; en effet, bien peu de journaux occidentaux ont évoqué ces nouvelles informations ou pris la peine de rectifier les articles qu'ils avaient publiés et qui se sont révélés infondés.
The New York Times et la CNN, pour ne citer qu’eux, ont omis d’évoquer le sujet – un choix qui contredit leurs pratiques journalistiques, censées être professionnelles, ainsi que les normes du journalisme. Dans le même temps, The Washington Post, qui appartient à Bezos, s'est retrouvé dans un véritable conflit d'intérêts dans la mesure où, alors qu’il avait farouchement défendu son propriétaire tout au long de cette épreuve, il a gardé le silence sur ces dernières révélations.
«À mon avis, les médias font preuve de partialité lorsqu'ils ne prennent pas la peine de rectifier les allégations erronées et de les corriger lorsque de nouvelles informations sont divulguées. S'il leur arrive de publier un rectificatif, ils le font discrètement. Ainsi, l'histoire initiale, qui est fausse, a suscité une plus grande attention», confie à Arab News Julie Mastrine, directrice du marketing chez AllSides, un groupe de veille médiatique américain.
«Nous sommes convaincus qu'“il n'existe pas de nouvelles impartiales” et que les gens doivent prendre conscience de cette réalité pour parvenir à identifier les préjugés et se livrer une lecture plus large, à travers l’étendue du spectre politique. C'est ainsi qu'ils pourront obtenir des perspectives diversifiées qui les amèneront à réfléchir de façon critique et à examiner des angles multiples.»
Notons toutefois que le conflit d'intérêts entre Bezos et The Washington Post a été couvert par le New York Post et The Wall Street Journal. Au même titre que le Daily Mail et le Times de Londres, ils ont publié des articles qui indiquent que Bezos a tiré parti du fait qu’il soit propriétaire du Washington Post et des liens présumés qu’entretient l'ancien président américain Donald Trump avec The National Enquirer. Cela lui a permis de se faire passer pour une «cible politique».
Holman W. Jenkins, qui travaille au Wall Street Journal, écrit dans une chronique: «Il est rare de voir un journal reconnaître qu'il vous a menti, à moins qu'il ne parvienne à rejeter la faute sur un journaliste plagiaire ou fabulateur, lequel sera accusé de tromper ses propres rédacteurs en chef et son journal. Le propriétaire actuel du Washington Post correspond parfaitement à ce profil.»
Le rédacteur en chef d'un journal saoudien et l’un des membres de l'Association des journalistes saoudiens ont déclaré: «Ce n'est pas la première fois que les médias occidentaux ne respectent pas les normes du journalisme qu'ils imposent aux autres.»
«Dans notre secteur, on comprend que la plupart des rédacteurs en chef préfèrent les mauvaises nouvelles ou les scandales. Personne ne demande à ces journaux britanniques et américains de faire une couverture favorable à l'Arabie saoudite. Nous souhaitons plutôt, en tant que collègues journalistes, qu'ils respectent leurs standards professionnels et qu'ils reviennent sur les histoires erronées qu'ils publient, ou qu'ils présentent des excuses», ajoutent-ils.
D'autres exemples de la partialité des médias occidentaux ont été observés au mois de mars dernier. Ainsi, au Yémen, un incendie provoqué par la milice houthie dans un centre de détention pour migrants a coûté la vie à des dizaines d'Éthiopiens. Très peu de médias occidentaux ont couvert cet incident. En revanche, la moindre erreur de l'Arabie saoudite – que le Royaume sait reconnaître et pour laquelle il présente des excuses – est aussitôt minutieusement analysée par la presse.
Par ailleurs, l'un des membres fondateurs du mouvement Black Lives Matter à New York, Hawk Newsome, a critiqué l’absence de couverture de cet incendie qui a fait des victimes parmi les migrants: «Cette question mérite que l'on s'y attarde; on ne peut pas l’ignorer. C’est un sujet qu’il m’est impossible d’occulter. Quarante-quatre personnes ont été assassinées, et les médias ne leur prêtent aucune attention», dénonce-t-il dans une interview accordée à l'émission de radio sponsorisée par Arab News et présentée par Ray Hanania. «J'ai de fortes raisons de penser que les médias ne prêtent aucune attention à cette affaire parce qu’il s'agit de personnes noires. Il est de mon devoir de lutter pour les Noirs à travers le monde.»
Twitter : @Tarek_AliAhmad
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com