KABOUL: C’est vers la fin de 2013 qu’Ahmad Fatah a commencé à travailler ouvertement comme interprète auprès de l'armée américaine. Il accompagnait souvent les troupes lors de patrouilles et de descentes contre des insurgés talibans présumés dans la province de Logar, dans l'est de l'Afghanistan.
Plusieurs résidents de Logar, où Fatah est né, étaient également au courant de ses activités quand, comme des milliers d'autres interprètes afghans, il a aidé et protégé les troupes américaines lors des combats contre les talibans pendant des décennies qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001. Et alors qu’ils vivent dans la peur du groupe d'insurgés qui les considère comme des traîtres et des collaborateurs, ces troupes traitent à présent du sujet de leur sécurité comme une réflexion après coup.
Washington dépendait fortement des compétences linguistiques et des connaissances culturelles des interprètes locaux pour établir une communication entre les forces américaines et les talibans. L'anglais, le dari et le pachtou comptaient parmi leurs atouts.
Aujourd'hui, Fatah, dont le nom a été changé pour protéger son identité, vit à Kaboul. Il y est arrivé au milieu de 2014, à l'âge de 24 ans, après avoir reçu une menace de mort pour avoir «trahi le pays et l'islam en travaillant avec les envahisseurs américains».
Peu de temps après avoir reçu cet appel, Fatah a informé ses anciens employeurs de l'armée américaine en Afghanistan, dans l'espoir d'obtenir un visa spécial d'immigration (SIV) qui lui permettrait de quitter pour les États-Unis.
Mais en vain.
«On m'a dit que je ne réponds pas aux critères car les SIV sont réservés à ceux qui ont servi pendant au moins deux ans. Mais ils ont promis de m'aider», raconte l’interprète à Arab News samedi. Il se trouve, en compagnie d’un nombre d’autres interprètes, dans un parc de Kaboul afin de protester contre l’absence de protection de la part des États-Unis et des autres pays qui ont eu recours à leurs services pendant la guerre.
Ses craintes se sont accentuées depuis l'annonce du retrait des troupes américaines d'Afghanistan, prévu pour le 11 septembre. Fatah et des dizaines d'interprètes afghans craignent d'être assassinés par les talibans après leur départ.
No One Left Behind, une organisation à but non lucratif, a répertorié depuis 2014 plus de 300 cas où les talibans et d'autres groupes terroristes ont tué des interprètes ou des membres de leur famille, dont beaucoup attendaient des visas pour les États-Unis.
Un rapport publié la même année par International Refugee Assistance Project, une organisation à but non lucratif de New York, estime qu'un interprète afghan est tué toutes les 36 heures.
Les manifestants, venus de diverses régions du pays, exigent d’obtenir des SIV et d’être relogés aux États-Unis.
Selon le département d'État américain, près de 13 000 SIV ont été accordés à des ressortissants afghans depuis 2014. Un chiffre qui n'offre pourtant que peu de réconfort aux 19 000 Afghans qui attendent que le département d'État décide de leur sort.
«Les Américains partent, mais qu'en est-il de nous? Que font-ils pour nous? Nous avons risqué nos vies en travaillant avec eux», se désole Fatah.
Esmatullah Faizi, de l'est de la province de Nangarhar, affirme qu'il a effectué une demande pour un SIV en 2018. Il n'a pas toujours pas reçu de réponse des autorités.
«Ils (Les responsables américains) répètent invariablement « votre cas est en cours d’étude, et nous vous contacterons le cas échéant». Je ne sais pas ce qui va se passer, les gens (les interprètes) ont peur parce que l'Amérique a fixé le 11 septembre comme date limite du retrait», dit-il.
Javid Mahmoudi, un autre interprète de Parwan, au nord de Kaboul, dit être en contact avec d'autres interprètes en Afghanistan «qui ne pouvaient se rendre à la manifestation, mais qui ont out aussi peur pour leur avenir».
«L'armée ne donne pas de réponses convaincantes à certains interprètes», avoue-t-il à Arab News.
Les manifestants révèlent qu'ils comptent bientôt organiser un sit-in devant l'ambassade des États-Unis à Kaboul, car les responsables «ne répondent pas à leurs appels», et ils ne disposent pas de moyens pour les contacter afin de «discuter de nos craintes et de notre avenir».
Joint par Arab News à ce sujet, le Département d'État affirme qu'il prend son rôle dans la gestion du programme SIV très «au sérieux».
«Nous sommes engagés aux plus hauts niveaux pour nous assurer de servir les candidats SIV aussi rapidement que possible», déclare un officier du département des Affaires étrangères de l'ambassade américaine, sous couvert de l'anonymat.
«Toutes les personnes impliquées dans le processus de visa spécial d'immigration, que ce soit à Washington ou dans notre ambassade à Kaboul, sont conscientes des menaces auxquelles nos collègues afghans font face», dit-il. Il ajoute que le département d'État a «donné la priorité au programme SIV afghan. Il a identifié ses besoins du programme et affecté des ressources supplémentaires à deux étapes du processus».
Reprenant les propos du porte-parole du département d'État américain Ned Price, le responsable confirme que Washington a augmenté «les ressources du programme SIV» et pris «des mesures pour prioriser les candidatures des interprètes et des traducteurs».
«Nous avons accordé une attention particulière à ceux qui ont participé aux opérations de combat. Ceci restera une priorité à l'avenir», assure-t-il.
Dédié au soutien des Afghans et Irakiens en danger en raison de leur emploi auprès de l'armée américaine en autres, le programme SIV est un long processus qui comprends un temps d'attente moyen de trois ans.
Le programme connaît depuis l'année dernière des retards, occasionnés par la pandémie de Covid-19.
L’International Refugee Assistance Project (IRAP), un organisme de défense et de services juridiques aux États-Unis, a étudié les SIV en Afghanistan et en Irak, et reste pour sa part catégorique.
«Pendant plus d'une décennie (…) les programmes SIV ont créé une issue de sécurité pour les Irakiens et les Afghans et que le service (…) a exposés, avec leurs familles, à des menaces, à des blessures et à la mort. Des dizaines de milliers d'Irakiens et d'Afghans ont été relogés en toute sécurité aux États-Unis (…) Le processus ne s'est pas pourtant pas déroulé sans heurts», explique le site Web de l’organisme.
«Au fil des ans, les programmes SIV ont connu obstacles et des inefficacités techniques, pratiques et politiques qui ont obstrué leur bon fonctionnement et compromis la promesse faite par le gouvernement américain ces alliés en échange de leur service».
Cet article est la traduction d'un article paru sur Arab News.