BANGKOK : Usines textile à l'arrêt, ports bloqués, système bancaire paralysé: des dizaines de milliers de travailleurs sont en grève en Birmanie pour tenter de faire plier le nouveau régime militaire et stopper sa répression sanglante, une stratégie à haut risque pour l'un des pays les plus pauvres d'Asie.
"Je n'ai plus de salaire, j'ai peur, mais je n'ai pas le choix: il faut détruire la dictature". Aye, 26 ans, employée dans une banque de Rangoun, n'est pas retournée au travail après le coup d’État du 1er février contre Aung San Suu Kyi.
Depuis, elle se cache dans un petit appartement de la capitale économique avec deux de ses collègues.
"On ne manifeste pas dans la rue, on a trop peur d'être sur les listes des militaires et d'être arrêtées. Notre révolution est silencieuse", raconte à l'AFP cette mère de deux enfants.
Médecins, ingénieurs, douaniers, dockers, cheminots: des dizaines de milliers de travailleurs ont cessé le travail depuis le putsch.
Certains grévistes sont tombés sous les balles des forces de sécurité qui ont tué plus de 550 civils ces deux derniers mois, d'autres ont été arrêtés et sont portés disparus.
Mais, "le mouvement prend de l'ampleur", assure Thaung, employé gréviste de l'aviation civile.
Selon lui, plus de 60% des 400 salariés de son département n'ont pas repris le travail malgré les menaces à répétition de l'armée.
"Pari risqué"
"La junte n'était pas prête à une telle résistance", estime Françoise Nicolas, directrice Asie de l'Institut français des relations internationales (Ifri). "Mais c'est un pari risqué".
Avec la paralysie du secteur bancaire, les salariés ont de grandes difficultés à être payés et les distributeurs de billets sont vides.
Le secteur textile, florissant avant le putsch avec quelque 500.000 employés, est en train de s'effondrer.
Le suédois H&M et l'italien Benetton ont annoncé suspendre leurs commandes et des usines à capitaux chinois, qui travaillaient pour des marques occidentales, ont été incendiées.
Des milliers d'ouvrières, sans salaire, ont regagné leurs villages.
La situation est aussi alarmante pour les agriculteurs: le coût des semences et des engrais augmentent, tandis que la monnaie, le kyatt, se déprécie, faisant fondre leurs revenus.
Certains prix flambent.
Le fioul a bondi de près de 50% en mars à Rangoun, d'après les médias d'Etat. L'huile de palme a augmenté de 20% dans la capitale économique depuis le putsch, et le riz de plus de 30% dans certaines zones de l'Etat Kachin, une région pauvre à l'extrême-nord du pays, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies.
Matériaux de construction, appareils médicaux, biens de consommation: la Birmanie importe habituellement de nombreux produits de Chine, mais ces derniers commencent à manquer.
"Les entrepreneurs chinois ne veulent plus exporter car la population birmane boycotte leurs produits, accusant Pékin de soutenir la junte", relève Htwe Htwe Thein, professeure de commerce international à la Curtin University en Australie.
La situation chaotique fragilise une des économies les plus pauvres d'Asie, déjà fortement impactée par la pandémie de coronavirus et où un quart de la population vit avec moins d'un dollar par jour.
La Banque mondiale table désormais sur une contraction du PIB de 10% en 2021, un retour en arrière pour la Birmanie qui s'était considérablement développée à la faveur de la transition démocratique menée par le gouvernement d'Aung San Suu Kyi.
Les milliards de la junte
Face à ces risques, la junte fait la sourde oreille.
Ell peut encore compter sur les revenus des puissants conglomérats qu'elle contrôle.
Présents dans des secteurs aussi divers que les transports, le tourisme ou la banque, ils ont assuré aux militaires des milliards de dollars de dividendes depuis 1990, d'après Amnesty International.
Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont sanctionné ces groupes, mais de nombreux pays en affaire avec eux s'y refusent.
L'armée profite aussi "de vastes ressources informelles grâce à la collecte illégale des ressources naturelles comme le jade et le bois", relève Htwe Htwe Thein.
Elle bénéficie enfin d'importants revenus pétroliers et gaziers.
Total a lui seul à versé environ 230 millions de dollars aux autorités birmanes en 2019 et 176 en 2020, sous forme de taxes et de "droits à la production", d'après la multinationale.
"Tant qu'on ne bloquera pas cette manne sur un compte séquestre, il sera difficile de faire plier la junte", estime Françoise Nicolas.
Le PDG de Total, Patrick Pouyanné, a rejeté dimanche cette possibilité pour ne pas exposer les responsables de sa filiale birmane. Il s'est engagé à financer des ONG pour les droits humains à hauteur de ce qu'il versera au régime.
Total va continuer à produire du gaz dans le pays car il "alimente en électricité une population nombreuse à Rangoun", a-t-il ajouté dans une tribune au Journal du dimanche en France.