PARIS: C’est un triste constat. En mars 2021, les « guerres syriennes » arrivent au point culminant de leur deuxième décennie, laissant derrière elles une terrible tragédie humaine, une économie en lambeaux et une dévastation généralisée.
Les perspectives paraissent toujours brouillées, elles dépendent du dernier round de cette guerre aux multiples facettes internes et extérieures, et de l’établissement d’un nouvel équilibre régional. Il ne fait aucun doute que le facteur interne n’est plus essentiel et que le rôle des États-Unis et de la Russie, ainsi que le conflit israélo-iranien et l’implication de la Turquie, seront des facteurs déterminants pour la Syrie de demain.
En effet, toutes les tentatives déployées depuis 2012 pour parvenir à un règlement politique de ce premier conflit multipolaire du XXIᵉ siècle, n'ont pas réussi à arrêter la terrible souffrance des civils, l'effondrement économique et la consolidation du changement démographique effectué par le pouvoir.
Un processus politique stérile
Alors que le président syrien se prépare cette année à renouveler son mandat, et que l'ONU continue en vain un processus politique stérile, la Syrie est de facto divisée en trois zones d'influence, avec d'autres zones grises, où plusieurs puissances régionales et extérieures s’entremêlent. Malgré les progrès tangibles de l’intervention russe (avec l’aide iranienne), on constate une obstruction politique constante et l’échec des processus de Genève et d’Astana pour un règlement définitif afin de respecter la résolution onusienne 2254.
Cette impossibilité à résoudre le problème syrien a de quoi laisser sceptique et rend peu probable tout développement conclu et positif avec l'arrivée de l’administration Biden et du dialogue américano-russe. Tout demeure lié à des calculs complexes au sein du grand jeu régional-international qui a commencé en Syrie depuis 2011 et continue à déstabiliser le Moyen- Orient.
Sur le terrain, en mars 2021, la Syrie – qui couvre une superficie de 185 000 km2 – est divisée en trois zones d'influence: la première s'étend sur 63% du territoire du pays et est contrôlée par les forces gouvernementales, avec le soutien russe et iranien; la deuxième comprend 26% la superficie du pays dans le nord-est, et est dominée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), majoritairement kurdes, avec le soutien de la coalition internationale conduite par les États-Unis. Une troisième zone, située dans le nord et le nord-ouest de la Syrie (11% du territoire), est sous l'influence de groupes divers de la rébellion : des factions de l’opposition et des djihadistes soutenus par l'armée turque. Soulignons également un retour de Daech dans certaines parties du désert syrien (à l’est de Palmyre).
Intervention israélienne en Syrie
Selon le Jusoor Center for Studies, qui a publié un rapport le 5 janvier 2021, le nombre total de bases et d'emplacements des forces étrangères présents en Syrie totalise 477 sites, répartis entre la coalition internationale dirigée par les États-Unis (33), la Russie (83), la Turquie (114), l’Iran (131) et le Hezbollah (116).
Outre la présence de ces acteurs sur le terrain, on note la poursuite de l'intervention israélienne en Syrie, qui depuis 2015 vise la présence iranienne et les combattants du Hezbollah. Ces chiffres reflètent la plus grande présence de puissances étrangères en Syrie, et témoignent de l'ampleur des ingérences extérieures dans le dossier syrien, au détriment de l'influence des acteurs syriens. La place importante jouée par des acteurs internationaux en Syrie confirme la position centrale du pays comme puissance moyenne au Levant. Tout changement de l’identité et du rôle de la Syrie seraient déterminants pour toute la région.
À première vue, la Russie semble être sortie victorieuse de la tourmente syrienne après plus de cinq ans d’intervention, grâce à l'utilisation proportionnée des moyens militaires, à la gestion maîtrisée des relations avec son partenaire iranien, ainsi qu’avec la Turquie et Israël sous l’œil bienveillant (ou l’acceptation tacite) des États-Unis. Cependant, les efforts de la Russie pour convertir son exploit militaire en processus politique restent liés à un consensus ou à un deal avec Washington. Pour les États-Unis, la question de leur présence à l’est de l’Euphrate et celle du lancement du processus de reconstruction sont considérés comme des leviers (des éléments de pression) pour mettre en œuvre la résolution 2254 des Nations unies, qui vise à garantir une résolution politique du conflit.
Jumeau du régime iranien
C’est la raison pour laquelle l'attention se concentre sur le comportement de l’actuelle administration américaine après l'échec politique et moral de l'administration Obama, et le bilan mitigé de l'administration Trump – marqué par le vote de la loi César imposant des sanctions aux auteurs d’atrocité et dégradant de manière significative la situation économique dans les zones contrôlées par le régime.
Malgré les efforts russes, notamment auprès de pays arabes du Golfe, comme l’atteste la récente tournée de Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, le retour de Damas au sein de la Ligue arabe demeure lié à l’acceptation de Washington, qui brandit les contraintes économiques de la loi César. Pour cette raison et beaucoup d’autres, la légitimité du régime baasiste lors des élections de 2021 restera compromise. Ce régime n’est plus ce qu’il était avant mars 2011. Il est soumis à l'influence russe, et il n’est que le jumeau siamois du régime iranien.
Toutefois, Washington et Moscou s'accordent indirectement sur la continuité de la présence militaire turque et des FDS en attendant l’aboutissement d’une solution politique à Damas. Dans ce contexte, beaucoup d’acteurs se focalisent sur la présence iranienne et la nécessité de supprimer ou limiter l’influence de Téhéran à Damas. Cela ne semble pas aisé car l’ancien commandant de la Force Al-Qods, Qassem Soleimani, avait déployé plusieurs milices étrangères et créé 22 brigades pour soutenir les forces auxiliaires du régime. C'est la preuve que la présence iranienne en Syrie ne se limite pas aux conseillers militaires et techniques selon la version officielle de Téhéran. Elle inclut la création de milices qui visent à changer l'identité syrienne en profondeur, de même que la fonction géopolitique du pays, comme l’Iran l’a fait au Liban avec le Hezbollah.
Le théâtre des « guerres des autres »
Cela signifie pour de nombreux observateurs que l’influence iranienne empêche le retour de la Syrie dans la sphère arabe dans un avenir proche, et cette réalité ne conviendra pas aux intérêts russes à moyen terme. C’est pourquoi il pourrait y avoir une plus grande intersection entre Washington et Moscou par l’intermédiaire du canal israélien.
Tout cela met à l'épreuve l'administration Biden, alors que les négociations sur le nucléaire iranien pourraient bientôt reprendre, dans le cadre de la relation future globale au sein du quatuor américain-russe-iranien-israélien. Cette querelle politique et la pression économique persistante n'éliminent pas l’hypothèse d'un affrontement israélo-iranien au sud de la Syrie. Jusqu’à nouvel ordre, la Syrie restera le théâtre des «guerres des autres».