DROUJKIVKA: Sur son téléphone portable, Oleksandre a toujours des images de ces mois chaotiques en Ukraine, quand il était encore un artiste aux idéaux pacifistes, il y a 10 ans.
On le voit sur le Maïdan, la place centrale de Kiev, au milieu de pneus enflammés et de panaches de fumée, aux côtés de manifestants affrontant la police anti-émeute armée, pour réclamer une intégration européenne plus forte.
Ces manifestations ont changé son pays comme sa propre vie: une décennie plus tard, il lutte contre l'invasion russe dans l'est de l'Ukraine, le conflit le plus meurtrier en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pour beaucoup de ceux qui se battent aujourd'hui sur le front, comme ce médecin militaire de 45 ans, la bataille pour la survie de l'Ukraine a débuté dès 2013, quand les dirigeants de l'époque ont rejeté un accord d'association avec l'Europe, déclenchant les manifestations sur Maïdan.
"Cela a commencé lorsque la police anti-émeute a frappé les étudiants. Lorsque l'accord n'a pas été signé", se souvient Oleksandre, qui a rejoint l'armée peu de temps après.
Sur le Maïdan, "là, sous les balles, tout a commencé", raconte-t-il à l'AFP, son fusil d'assaut sur un genou, surveillant les plaines menant aux positions russes.
«Le Bien et le Mal»
Durant cet hiver 2013, des dizaines de milliers d'Ukrainiens ont rejoint les manifestations pro-démocratie, après la décision du président Viktor Ianoukovitch d'abandonner le rapprochement avec l'Europe pour cimenter plutôt les liens avec le Kremlin.
Des séparatistes ont tiré parti de ces bouleversements et se sont emparés de villes de l'Est industriel avec l'aide de la Russie. Moscou a annexé la péninsule de Crimée, profitant aussi d'une réaction occidentale modérée.
A l'occasion des commémorations du 10e anniversaire de la mort d'une centaine de manifestants sur le Maïdan, le président Volodymyr Zelensky a établi un lien direct avec l'invasion russe de février 2022.
"10 ans plus tard, les tentatives visant à nous détruire et à détruire notre indépendance se poursuivent. Il y a eu des balles contre les Cent Célestes non armés. Maintenant, ce sont des missiles, des drones et des armées", a-t-il déclaré.
Beaucoup de choses ont changé au cours de ces années.
Un des artisans du ralliement des séparatistes pro-Kremlin dans l'est de l'Ukraine, le nationaliste Igor Guirkine, a été placé en détention en Russie pour ses critiques acerbes de l'état-major et du président russe Vladimir Poutine.
L'Ukraine est désormais sur la voie de l’adhésion à l'UE.
Les combats de 2014, autrefois vus comme un conflit local, sont devenus une bataille entre "le Bien et le Mal", selon M. Zelensky. Pour M. Poutine, c'est une guerre entre la Russie et l'Occident.
Mais pour les militaires ukrainiens sur le front depuis 10 ans - dont certains étaient aussi à Maïdan -, les objectifs et les enjeux sont les mêmes.
«Les missiles volent partout»
La principale différence est que la guerre touche désormais toute l'Ukraine, remarque Oleg Loukachenko, un sous-officier de 49 ans.
"Les missiles volent partout et tout le monde a compris qu'il s'agit d'une guerre et qu'elle touchera tout le monde, que si vous ne défendez pas votre pays, elle peut atteindre tous les coins de l'Ukraine", explique-t-il.
Oleksandre, un autre médecin de combat âgé de 37 ans, dont 10 de guerre, décrit le premier jour de l'invasion russe comme "un jour presque normal".
"Je ne dirais pas que la guerre a commencé en 2022. J'enterre mes amis depuis 2014", lâche-t-il à l'AFP.
A des carrefours, sur des aires de repos verdoyantes d'autoroutes ou au sommet de collines se dressent des monuments en hommage aux militaires ukrainiens tués par les rebelles et les forces russes en 2014.
Le pays a perdu environ 4.400 soldats avant 2022, et les combats ont coûté la vie à plus de 14.000 personnes au total, selon l'ONU.
Le conflit a aussi eu des répercussions sur les civils, pris entre deux feux.
«Les courageux et les vieux»
Olga Ioudakova, une psychologue de 61 ans exerçant à Kramatorsk, l'une des villes brièvement capturées par les séparatistes, s'occupe d'enfants pour soulager le stress de l'invasion.
Elle raconte comment l'anxiété s'est installée depuis longtemps. "Malheureusement, les enfants ont beaucoup souffert. Après 2014, c'était très visible, il y avait beaucoup d'enfants effrayés", dit-elle.
Les militaires interrogés par l'AFP ont tous décrit l'Ukraine comme un pays transformé et unifié par une décennie de bouleversements politiques et de conflit.
Certains ont réfléchi à la façon dont ils avaient aussi changé et disent leur incertitude sur leur avenir.
Dans sa vie d'avant, Oleksandre, le médecin de 45 ans, était peintre décorateur, opposé à la violence, un "hippie", dit-il.
Où sera-t-il dans une autre décennie? "Personne ne vit 20 ans dans la guerre. Il existe deux types de combattants: les courageux et les vieux".