LILLE: Dans le Pas-de-Calais, deux mois de crues éprouvantes ont accéléré la réflexion sur la nécessaire adaptation face au changement climatique, notamment dans le delta de l'Aa, vaste polder drainé depuis dix siècles, l'une des zones françaises les plus vulnérables à ce changement.
Ce triangle de 1.000 km2 entre Calais, Dunkerque et Saint-Omer, presque entièrement situé sous le niveau de la mer à marée haute, est néanmoins très peuplé: 450.000 habitants, une population qui doit encore croître d'ici 2050.
Des pluies inédites sont tombées en novembre, près de trois fois la normale, entraînant trois semaines de crues, puis de nouvelles inondations en janvier lorsqu'il s'est remis à pleuvoir sur un sol saturé.
Ce type d'épisode record "va être de moins en moins exceptionnel dans les années à venir", prévient Simon Mittelberger, climatologue chez Météo France.
"Le nord de la France métropolitaine est l'un des territoires les plus vulnérables aux pluies extrêmes", indique même le chercheur en sciences du climat Davide Faranda.
Raz-de-marée
Pour le delta de l'Aa, également exposé à l'élévation du niveau marin, le scénario catastrophe cumule fortes précipitations et tempête en mer.
Cette zone est parcourue de 1.500 km de canaux et wateringues, mot flamand signifiant "cercles d'eau", qui sont chargés d'évacuer l'excédent d'eau vers la mer à marée basse, auxquels s'ajoute une centaine de stations de pompage.
"On a pompé 305 millions de m3 en trois mois, d'habitude c'est 100 millions en un an", constate Bertrand Ringot, président de l'institution des wateringues.
Autrefois recouvert par la mer, ce territoire devient pendant l'Antiquité un marécage ponctué de cités lacustres, décrit le site internet de l'institution des wateringues.
Après des premières tentatives d'assèchement, au XIIe siècle, les comtes de Flandres drainent toute la plaine maritime et organisent la gestion de l'eau, confiant chaque tronçon de wateringue à un abbé.
Mais lors d'un raz-de-marée en 1570, la mer entre jusqu'à Saint-Omer et cause des milliers de morts.
Equilibre fragile
"Le marais audomarois existe parce que l'homme a développé un équilibre avec la nature. Moines puis maraîchers ont créé ce marais cultivé", souligne le maire de Saint-Omer, François Decoster, chargé en novembre d'une mission sur la prévention des inondations.
Mais la croissance démographique et l'urbanisation fragilisent cet équilibre.
Historien du climat, Emmanuel Garnier cite Blendecques, une des communes les plus touchées par les dernières crues, en exemple. Si vers 1850 l'habitat y était groupé en hauteur autour de l'église, il s'est ensuite étendu dans le lit d'inondation de l'Aa.
Des quartiers entiers y ont été inondés de façon récurrente entre novembre et janvier, lors de crues qui ont fait au moins 640 millions d'euros de dégâts dans les Hauts-de-France.
Dans le bassin de l'Aa, mais aussi de la Canche, la Lys ou la Liane, quelques 6.500 habitations ont été sinistrées en novembre et 2.800 en janvier. Près de 300 demandes de relogement temporaires ont été déposées.
Modernisation des wateringues, augmentation des capacités de pompage, plantation de haies, abandon des maisons trop exposées... Les pistes d'adaptation sont multiples et touchent autant l'urbanisme ou l'agriculture que l'entretien des cours d'eau.
"On est face à des montagnes d'investissements, donc la question est +quelle solidarité nationale vis-à-vis du polder ?+", interroge Bertrand Ringot. "Cela ne peut pas reposer que sur des investissements des collectivités concernées".
Le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu a prévenu que certains territoires ne pourraient sans doute plus être habités. Le délai pour le curage des cours d'eau va être réduit.
Mais il faut également "raisonner sur l'infiltration des eaux pluviales" ou "la récupération des eaux de pluies", prévient M. Ringot.
Dans les prochains mois, deux rapports doivent être remis à Matignon, identifiant les zones où l'artificialisation des sols devra être limitée, et les zones d'expansion des crues repensées -- des choix lourds de conséquences pour l'économie locale.
Le chantier de la gouvernance de l'eau est aussi ouvert, avec la possible création d'un Etablissement public de bassin pour fédérer tous les acteurs.
Actuellement, les sections de wateringues, associations forcées de propriétaires, ont la charge de l'entretien d'une partie importante du réseau.
"Il ne faut pas perdre la compétence et la présence de terrain et en même temps (...) il faut donner une cohérence d'ensemble", prévient M. Decoster.