AVDIÏVKA: Sur l'étroite bande d'asphalte à peine visible dans la fin de nuit, le soldat ukrainien fonce tous feux éteints au volant de son gros 4x4 blindé américain Humvee.
"Taxist" - son indicatif militaire - file sous une pluie fine sur la dernière route qui mène à Avdiïvka, dans l'est de l'Ukraine.
Les militaires ukrainiens qui l'empruntent y roulent surtout à l'aube, sans lumière et à pleine vitesse, pour éviter d'être visés par l'artillerie ou les drones des forces russes toutes proches.
Soudain, surgit en face l'ombre d'un véhicule militaire ukrainien. "Taxist" donne un grand coup de volant, évite de peu la collision.
"C'était juste ! Il aurait pu faire un appel de phares, je ne vois rien à cette heure là", lâche le conducteur, la cinquantaine, ancien chauffeur de taxi, et volontaire dans le bataillon d'assaut Skala.
Vers 06h30, le Humvee arrive dans le quartier Khimik du centre-ville d'Avdiïvka, aux barres d'immeubles détruites.
Seuls signes de vie : des oiseaux piaillent et des chiens aboient. Des explosions, lointaines ou proches, résonnent constamment.
Depuis plus d'un mois, la cité fait face aux attaques incessantes des forces russes qui cherchent à l'encercler et à s'en emparer.
Environ 1.350 personnes y résident encore, contre 30.000 avant la guerre.
Les troupes russes tiennent l'est, une partie nord et le sud de la localité, toute proche de Donetsk, la capitale régionale occupée par la Russie depuis 2014. Les Ukrainiens défendent encore une zone d'environ huit kilomètre de large, au nord-ouest de la ville.
Visages gris
Dans Avdiïvka, un seul centre d'aide humanitaire subsiste dans la journée, au sous-sol d'un immeuble inhabité, où il dispose d'un générateur.
Chaque jour des habitants y viennent se réchauffer, discuter, lire, prendre un café ou un thé, charger leur téléphone.
Ce matin-là, ils sont une quinzaine dans le local, sans compter quatre chats et trois chiens. Les visages sont gris, fatigués.
Oksana est venue à vélo avec son mari. Le couple habite dans la partie est de la ville, constituée de centaines de maisons individuelles.
C'est une zone "plus étendue, moins touchée" par les bombardements que le quartier Khimik, dit-elle, emmitouflée dans une doudoune bleue.
Jusqu'à l'été, elle était cadre dans la plus grande cokerie d'Ukraine, qui s'étend sur 340 hectares et borde le nord d'Avdiïvka.
La poignée d'employés - sur 4.000 avant la guerre - qui surveillaient encore récemment les installations ont été évacués début novembre.
Les Russes se sont rapprochés et ont pris des positions aux portes du complexe industriel aux hautes cheminées, toujours défendu par les soldats ukrainiens.
Oksana ne veut pas partir. "Nous avons tout investi dans notre maison depuis 30 ans", dit-elle. "J'aurai 50 ans le 1er janvier, pourquoi devrais-je recommencer tout à zéro ailleurs ?"
Oleksandre Makarov, 65 ans, lui non plus ne veut pas partir. Retraité de la cokerie, il habite le quartier Khimik dans un immeuble de neuf étages.
Il vit de l'aide humanitaire, dispose d'un poêle à bois pour se chauffer et faire la cuisine.
La situation est "pire" qu'avant le 10 octobre, "la ville est lourdement bombardée (...) Des gens sont tués", dit-il.
Pourquoi rester ? "Parce que je viens d'ici, du Donbass. J'ai fait mes études à Donetsk (...) J'ai été envoyé travailler à Avdiïvka", répond-il.
"Où vais-je retrouver un appartement, avec quel argent ?", explique le retraité.
Prisonniers russes
En fin de matinée, à l'extérieur de l'abri, les bruits d'explosions proches ou lointaines sont incessants.
C'est l'heure de quitter la ville. "Taxist" hésite: reprendre la même route, ou bien faire un détour par un chemin chaotique pour éviter la partie risquée ?
Il choisit le détour et repart pied au plancher, jusqu'au QG du bataillon Skala, éloigné du front.
L'unité détient cinq soldats russes, capturés récemment.
Nikolaï, 25 ans, accepte de répondre aux questions de l'AFP, sous la surveillance de ses geôliers.
Ouvrier d'usine, il a eu "une semaine" de formation militaire, puis a été emmené "immédiatement sur le front" depuis Donetsk, dit-il à l'AFP.
Avec une trentaine d'autres soldats russes, ils devaient prendre des positions ukrainiennes.
Mais ils ont "été bombardés toute la journée", raconte le prisonnier. Sur la trentaine de ses camarades, "cinq ou six sont morts, une quinzaine ont été blessés", dit-il. Il s'est rendu le soir-même.
Dans la salle de commandement de son QG, "Skala", le chef du bataillon qui porte son nom, assure que l'armée russe "laisse beaucoup d'hommes" dans ses assauts par vagues contre les défenses ukrainiennes.
"L'ennemi attaque vraiment. Et dans certains endroits, il a du succès", dit le commandant de 34 ans, au physique de boxeur poids-lourd.
"Je n'ai pas à ma disposition une ressource humaine comme la Russie. Je préserve mes hommes", assure-t-il. "Chacune de mes attaques doit être justifiée".