Écrire sur l'Algérie

"Au XIXe siècle, ils ont fui à bord de balancelles la misère de leurs îles" (Illustration de Benyamin Aghhavani Shajari)
"Au XIXe siècle, ils ont fui à bord de balancelles la misère de leurs îles" (Illustration de Benyamin Aghhavani Shajari)
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Publié le Dimanche 10 janvier 2021

Écrire sur l'Algérie

Écrire sur l'Algérie
  • «Pour s’intégrer, ils ont effacé leurs origines»
  • «D’où étaient venus leurs ancêtres, cela leur importait peu, leurs racines étaient en Algérie»

 

Est-il convenable pour un non-arabe d’écrire sur l’Algérie?

Si je me permets à présent de le faire, c’est pour ma mère qui repose en métropole sans avoir eu la chance de revoir son pays et pour nos aïeux dont la chair est à jamais mêlée à la terre algérienne.

Au XIXe siècle, ils ont fui à bord de balancelles la misère de leurs îles natales et ont accosté à Stora, comme tant d’autres pêcheurs méditerranéens partis – parfois bien avant les colons – vers ces côtes plus poissonneuses.

Mes ancêtres d’Ischia sont restés pêcheurs, ceux de Malte ont loué leurs bras à la journée.

Pour s’intégrer, ils ont effacé leurs origines.

La dernière génération parlait français et arabe algérien, de l’Est. Pépé et mémé utilisaient le napolitain exclusivement entre eux sans avoir permis à leurs enfants de connaître cette langue. Ainsi, seules quelques expressions consacrées me sont parvenues après ma naissance. Le reste, c’est à Ischia que je me suis efforcée de l’approcher pour remonter cinq générations et retrouver, seule, mes origines.

«Je ne reverrai plus mon pays». Combien de fois j’ai entendu maman pleurer doucement cette phrase.

Son rêve à elle était de savourer le créponné d’une baraque à glaces de la place Marqué devant un film de Farid El Atrache. Gamil gamal malouch missal.

Fille de pêcheur à Stora, mémé avait travaillé dès l’âge de neuf ans dans une usine de salaisons (où il fallait aligner les poissons dans des barils après les avoir salés).

Comme son père, pépé était pêcheur. Premier de la famille à savoir lire et écrire, il a présenté quelques années après son mariage le concours des Chemins de fer d’Algérie, pour échapper à une condition extrêmement dure.

Devenu cheminot, il a quitté avec sa famille les côtes méditerranéennes pour le Constantinois. Plus chanceux que son beau-frère Louis qui toute la journée tapait la batte sous un soleil de plomb, pépé inspectait l’état des voies et écrivait ses rapports avec application.

Il devient même le chef de gare du village où vient au monde le plus jeune de la famille, mon oncle Jacques. En sortant de l’adolescence, son grand frère Claude se fait embaucher comme ouvrier du pétrole à Hassi Messaoud, dans les gisements au beau milieu du Sahara. Son certificat d’études en poche, Jeanne, la sœur aînée, trouve un emploi de dactylo dans un bureau. Maman va au collège où elle suit les cours commerciaux pour devenir sténodactylo.

Louis fait tout pour que ses enfants poursuivent leurs études. Sa fille Arlette passe ses soirées à lire et à étudier à l’aide d’une lampe électrique. Plus tard elle fait honneur aux sacrifices de ses parents en devenant professeur de français latin grec.

D’où étaient venus leurs ancêtres, cela leur importait peu. Leurs racines étaient en Algérie.

Ils les ont perdues en arrivant, avec les autres rapatriés, dans un Hexagone qui leur était inconnu et pour le moins hostile.

«Qu’ils aillent se réadapter ailleurs», a dit le maire de Marseille à leur sujet.

Halte aux criquets!

Souvent rejeté par les Français de France, ce ramassis de sang méditerranéen s’est à nouveau fondu dans la masse pour se faire oublier.

Maman et les siens rejoignent d’autres membres de la famille arrivés avant eux en métropole. Dans cette ville du Sud, le premier propriétaire qui veut bien leur louer un appartement demande à pépé de lui verser un acompte. «Donnez-moi tout ce que vous avez sur vous», lui demande-t-il.

Après sept ans de guerre et un déracinement, certains, comme ma tante Jeanne ou son cousin Christian, ont comme perdu la mémoire. Amnésie traumatique. D’autres, comme maman ou tata Annie, ont sans cesse revécu l’Algérie sous des cieux moins cléments. Soleil, soleil de mon pays perdu.

Ils n’ont pas laissé de biens matériels en quittant la terre algérienne. C’est elle seule qui leur a cruellement manqué.

Seul un enfant de l’Algérie peut le comprendre.

Sinologue franco-maltaise d’origine italienne, Elizabeth Guyon Spennato a publié cinq ouvrages dont Regards persans, l’âme d’une génération aux éditions Orients. Elle est lauréate de la Fondation Banque populaire.

NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de Arab News.