PARIS: Le mouvement des "gilets jaunes" a ouvert une crise majeure du "maintien de l'ordre à la française", sommé de se réinventer. Désormais plus "mobiles" et "offensifs", policiers et gendarmes sont aussi accusés de plus de violences et de ne pas avoir tiré toutes les leçons de ces manifestations.
Samedi 1er décembre 2018, troisième "acte" de manifestations des "gilets jaunes" à Paris. Dans le quartier des Champs-Elysées, la manifestation dégénère comme rarement en France. Des dizaines de véhicules, plusieurs immeubles sont incendiés. L'Arc de Triomphe est saccagé. Autorités et forces de l'ordre semblent dépassées.
"Des collègues se sont demandé s'ils allaient en sortir vivants", se souvient Grégory Joron, à la tête du syndicat Unité SGP Police-FO et ancien CRS.
La stratégie des forces de l'ordre, jugée trop statique, est au centre des critiques. Très vite, décision est prise de faire évoluer la doctrine française, qui repose sur la mise à distance.
Cette évolution s'inscrit dans une "sorte d'intolérance au désordre", relève Fabien Jobard, directeur de recherches au CNRS et spécialiste des questions de maintien de l'ordre. "Aujourd'hui, un événement protestataire se déroule sur deux scènes: le pavé des rues, mais aussi les écrans des chaînes d'infos en continu. Le politique se sent obligé de réagir à la moindre image de désordre".
L'un des symboles de la nouvelle stratégie: la création des détachements d'action rapide (DAR), une unité de policiers motorisés. Déployée dès le 8 décembre 2018, les DAR deviendront les Brav-M. La place de ces unités sera sanctuarisée dans le nouveau Schéma national du maintien de l'ordre (SNMO), publié en septembre 2020.
Tout de noir vêtus, remontant les rues sur leurs motos, les Brav interviennent lorsque les rassemblements dégénèrent et interpellent au cœur des cortèges.
L'unité, qui rappelle les controversés "voltigeurs" supprimés après la mort de Malik Oussekine en 1986, est accusée d'un usage excessif de la violence. C'est un "outil performant, nécessaire, mais à qui il faut tenir la laisse courte", estime un haut gradé de la préfecture de police de Paris.
Leur principal problème est la formation, ajoute Fabien Jobard. Ces unités "ont été formées aux violences urbaines, pas au maintien de l'ordre", à la différence des CRS ou des gendarmes mobiles, dont c'est la spécialité. "Est-ce qu'on va détacher un nombre suffisant d'heures pour les entraîner ? C'est absolument décisif".
«Gilets jaunes»: 23 éborgnés, zéro condamnation cinq ans après
Vingt-trois éborgnés avaient été recensés par l'AFP lors du mouvement des "gilets jaunes" à l'hiver 2018-2019. Aucun n'a obtenu la condamnation de l'auteur de sa blessure. Un seul procès a eu lieu, qui s'est soldé par une relaxe, les autres plaintes étant à l'examen, engluées ou classées.
Dans la foulée de ce mouvement historique, avec 2 500 manifestants et 1 800 membres des forces de l'ordre blessés en un an selon l'Intérieur, nombre de ces "gilets jaunes" revendiqués, parfois "lycéens" ou simples "passants", racontaient fin 2019 des vies mises à l'arrêt par des tirs de LBD 40 ou des lancers de grenades.
Comme le disait Vanessa Langard, blessée le 15 décembre 2018 sur les Champs-Elysées à Paris, il leur restait alors l'espoir, qui les faisait "un peu tenir", d'une justice qui finirait par passer.
Mais cinq ans plus tard, Mme Langard et ses camarades d'infortune attendent encore, dans ces dossiers où l'identification de l'auteur de la blessure puis l'analyse de la légalité de l'intervention sont cardinaux.
Selon les informations rassemblées auprès des plaignants, de leurs avocats ou de la justice, sur les 23 cas de l'époque, aucun policier ou gendarme n'a été condamné.
Six classements et deux non-lieux ont déjà été prononcés, comme pour Hedi Bahrini, 45 ans, qui a perdu l'œil gauche le 1er décembre 2018 au Puy-en-Velay: il a appris en mars 2022 la mort du gendarme auteur du tir de grenade de dispersion.
Onze autres enquêtes, dont dix sous l'égide de juges, sont en cours, sans mise en cause. Dans plusieurs cas, les responsables des blessures issus des forces de l'ordre semblent identifiés mais les expertises balistiques tardent ou sont contestées.
"Je n'ai aucune nouvelle du dossier ni de mon avocat, c'est le néant", résume Alexandre Frey, frappé par un tir de LBD le 8 décembre 2019 à Paris.
"Ces dossiers-là, où des policiers peuvent être mis en cause, (...) sont un peu mis de côté", se désole Me Claire Dujardin, avocate d'Arthur, 29 ans, éborgné le 29 décembre 2018 à Toulouse.
"Je sais que la justice est en panne mais (...) est-ce qu'elle est indépendante ?", interroge Olivier Fostier, éborgné le 23 mars 2019 à Charleville-Mézières. "L'important, c'est d'être reconnu victime. C'était involontaire", estime-t-il, tout en disant vouloir que celui qui l'a blessé à la grenade "reconnaisse" son acte.
Montagnes russes
Les démêlés judiciaires sont sources de montagnes russes chez certains, tel David Breidenstein, blessé le 16 mars 2019 à Paris: après la déception du non-lieu, la joie de la relance du dossier en appel.
Trois autres instructions à Paris et Rennes sont toutefois plus avancées, avec des mises en examen.
L'éborgnement de Jérôme Rodrigues, figure du mouvement, pourrait être jugé par la cour criminelle départementale de Paris. Deux fonctionnaires sont mis en examen.
Un seul éborgné sur 23 a bénéficié d'un procès: Jean-Philippe, lycéen de 16 ans à l'époque, victime selon lui d'un tir "perdu" de LBD le 6 décembre 2018 à Béziers. Le 20 octobre, le policier mis en cause a été relaxé au bénéfice du doute. "Je suis surpris et choqué", a réagi le jeune homme, 21 ans aujourd'hui. Le ministère public a fait appel.
«Pirate»
Outre la voie pénale, certains tentent de faire condamner l'État devant la justice administrative ou saisissent la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (Civi). Mais là encore, ça coince souvent.
Ont-ils au moins pu reconstruire leur vie ?
Un tir de LBD a fait perdre à "Jim" son œil en décembre 2018 à Bordeaux. Il "ne va pas bien", confie son avocate, Me Ophélie Berrier. Une nouvelle opération pourrait venir.
Au téléphone, Alexandre Frey se veut d'abord positif: "Je suis toujours vivant, j'ai réussi à m'en remettre, j'apprends à vivre avec ma nouvelle personne". Il s'assombrit cependant vite sur sa "vie complètement gâchée"... un mot déjà employé en 2019.
"C'est une bataille au quotidien", abonde Vanessa Langard: au menu, engagement politique persistant, humiliations dans la rue lorsqu'elle est qualifiée de "pirate" ou prise en photo, ou encore soins médicaux face aux "crises de douleurs" tenaces.
Certains voient en outre des proches s'éloigner, face au fossé de l'incompréhension. Plus prosaïquement, trouver un travail avec ce stigmate et ces séquelles est ardu. "Tu es comme tout le monde", mais pour les employeurs, "tu es un bandit", s'agace Ramy Hala, qui a perdu son œil à 15 ans devant son lycée de Vénissieux, le 6 décembre 2018.
Si certains militent dans un collectif contre les violences policières, les "Mutilés pour l'exemple", d'autres se tiennent loin des suites du mouvement, comme Arthur, le blessé toulousain, "pas vraiment proche des revendications".
Mais cet homme sans emploi nourrit un sentiment d'injustice: "Si j'avais fait ça à un policier ou à quelqu'un dans la rue, je serais déjà en prison depuis longtemps".
Dans leur mire, les nombreux "gilets jaunes" condamnés en comparution immédiate, une procédure accélérée, pour des violences sur des policiers, ou dans des affaires emblématiques telles que l'incendie de la préfecture du Puy-en-Velay et le saccage de l'Arc de triomphe.
Manifestations plus classiques
A Paris, un nouveau préfet de police, Laurent Nuñez, a remplacé à l'été 2022 Didier Lallement, qui était critiqué pour sa vision "musclée" du maintien de l'ordre. Les manifestations des derniers mois montrent une certaine inflexion de la stratégie policière.
Les forces de l'ordre sont moins visibles, souvent positionnées à plusieurs rues du cortège. "Elles sont plus dans le lointain, mais interviennent dès qu'il y a de la casse", décrypte le haut-gradé de la PP.
C'est aussi la conséquence d'un retour de manifestations plus classiques, à l'appel de syndicats ou d'organisations en lien avec les autorités. Une différence majeure avec les "gilets jaunes".
Dans les rangs policiers, certains estiment néanmoins que toutes les préconisations de la nouvelle doctrine ne sont pas appliquées.
"Il manque encore pas mal de choses", relève Jean-Paul Nascimento, de l'UNSA-Police, notamment sur la communication entre forces de l'ordre et manifestants, pourtant un point cardinal du nouveau SNMO. De grands panneaux lumineux pour prévenir des sommations avant dispersion tardent ainsi à être déployés.
Jean-Paul Nascimento déplore aussi un "sur-emploi des compagnies" qui les empêche de bénéficier de formations.
Grégory Joron, d'Unité, critique également une "dérive" vers un maintien de l'ordre "trop" et "mal" "judiciarisé": "on fait fausse route si le nombre d'interpellations devient un indicateur de la bonne gestion d'une manifestation (..) En général, ce n'est pas les plus aguerris qu'on attrape".
A ses yeux, mieux vaudrait "travailler sur l'identification des radicaux, par exemple via les drones ou le marquage de synthèse (composé chimique restant sur peau et vêtements, ndlr), pour pouvoir les traduire devant la justice de manière claire et ferme. Quitte à aller les interpeller à 6H00 du matin le lendemain plutôt qu'au milieu de la manifestation".
Le syndicaliste estime aussi que l'ensemble des policiers devrait être formés au maintien de l'ordre. Lors des violences urbaines du début de l'été, jusqu'à 45.000 policiers et gendarmes ont été mobilisés, dont un bon nombre n'ont jamais été formés à cette fin.