PARIS: Ne dites surtout pas à Sameh Abdullah qu'il est un migrant. Le terme l'horripile. C'est "Dr Abdullah" et il y tient. Même si le médecin yéménite n'a jamais pu exercer en France où, comme nombre de réfugiés hautement qualifiés, il subit un vertigineux "déclassement".
Lorsqu'il quitte son pays ravagé par la guerre, en 2021, l'ancien urgentiste de 40 ans a pourtant l'impression que les étoiles sont alignées pour un nouveau départ. A l'époque, la pandémie de Covid-19 exacerbe les besoins de blouses blanches en France.
"Je pensais que mes problèmes étaient derrière moi", se souvient Sameh Abdullah. Il déchante très vite: les médecins étrangers non-Européens ne peuvent pas exercer sans avoir passé de nouveaux examens, faute de reconnaissance des diplômes.
"Je me sens complètement bloqué", expose à l'AFP le Dr Abdullah, qui a suivi ses sept années d'études en anglais au Yémen et qui doit désormais passer un test de français auquel il a échoué l'an dernier. "J'ai de l'expérience, je suis qualifié, motivé. Je ne comprends pas pourquoi tout est rendu si difficile", rumine le médecin devenu allocataire d'une aide sociale de base à Bordeaux (sud-ouest), après dix-huit mois sous perfusion de l'allocation pour demandeurs d'asile.
La raison ? Sur son CV, il refuse d'éluder sa carrière médicale. Donc les services de l'emploi lui répondent qu'il est "sur-qualifié même pour les petits boulots."
«Gâchis»
Comme lui, 40% des réfugiés sont sur-qualifiés dans leur emploi ou n'arrivent pas à renouer avec le métier d'origine, selon l'ONG Singa, spécialisée dans leur inclusion socio-économique, qui mène en juillet une campagne de sensibilisation contre ce déclassement.
Non-reconnaissance des diplômes, barrière de la langue, manque de réseau... les causes du phénomène sont largement documentées.
Tout comme son ampleur: si l'on compare l'emploi des réfugiés dans le pays d'origine et en France, la part des ouvriers passe de 22 à 46%, soulignait une étude de l'Ifri (Institut français des relations internationales) en 2022. Pour les cadres et professions intellectuelles, la courbe s'inverse: 10% à l'origine, 2% à l'arrivée.
"C'est un immense gâchis", déplore l'ancien ministre socialiste français Benoît Hamon, désormais patron de Singa. "D'abord pour les personnes concernées mais aussi pour nous, avec des conséquences en termes de performance pour les entreprises et de cohésion sociale", observe le dirigeant, qui invite à s'attaquer également aux autres freins que sont "le racisme et les discriminations".
"Pourquoi ne pas s'inspirer de l'Allemagne, qui a un programme de remise à niveau pour les médecins syriens?", interpelle également Camila Rios Armas, responsable de l'association UniR (Universités réfugiés), qui accompagne de nombreux "déclassés" contraints de reprendre des études.
En attendant, les réfugiés s'engagent dans un "parcours du combattant" qui "s'ajoute aux traumatismes de l'exil", reprend Benoît Hamon.
«Honte»
Pour Hamze Ghalebi, la traversée du désert a duré "dix ans". Ingénieur de formation, l'Iranien de 41 ans a fui son pays après la présidentielle de 2009, alors qu'il dirigeait un think-tank proche de l'ex-Premier ministre Mir Hossein Mousavi. Après la prison, c'est l'exil, d'abord à pied par le Kurdistan irakien, puis l'arrivée en France en 2010.
"J'avais perdu ma finesse linguistique, qui était mon point fort. Le déclassement a été extrêmement dur à vivre", raconte le gaillard au visage rond qui a enchaîné les petits boulots, notamment dans une station-essence.
Jusqu'à sombrer mentalement. "J'étais arrivé à la conclusion que ça valait le coup de rentrer, passer cinq ans en prison (condamnation dont il a écopé après son exil, Ndlr) mais pouvoir être quelqu'un à nouveau", lâche-t-il dans un français impeccable teinté d'amertume.
Pendant des années, Hamze Ghalebi a "caché" son statut de réfugié, une "honte". "Ca me rappelait que je n'étais plus rien, alors que chez moi ma parole comptait. Quand j'entendais le mot +réfugié+, je commençais à transpirer."
Il sèche aussi les cours de français, où l'on "traite les réfugiés comme des petits enfants".
Désormais, Hamze Ghalebi est "en paix". Il ne retrouvera peut-être jamais l'aura ni la position sociale dont il était auréolé en Iran. C'est entendu. Le "capital social, c'est le plus difficile à reconstruire", philosophe-t-il.
Mais il a décidé de faire de son itinéraire une force. Il dirige aujourd'hui une entreprise qui "résout les problèmes bancaires des nouveaux arrivants", un sujet qu'il "connaît bien", plaisante l'Iranien, attablé à la Station F, campus parisien où sa start-up est incubée.
Après 13 ans d'exil, il se jauge à 20% de ses capacités. "Et pour en arriver là, il a déjà fallu faire 10 fois plus d'efforts pour 100 fois moins de résultats."