L'échec de la rébellion menée par Evgueni Prigojine, le chef du groupe Wagner, en Russie la semaine dernière, a mis en lumière le risque inhérent aux armées privées ou aux milices agissant de manière autonome par rapport aux forces armées régulières. Il semble désormais que les autorités russes soient déterminées à mettre fin à cette anomalie. Les autres pays où de tels groupes prolifèrent devraient en prendre note.
Mardi dernier, le président, Vladimir Poutine, a déclaré aux membres des services de sécurité qu'ils avaient «pratiquement empêché une guerre civile» en agissant «de manière claire et cohérente» lors de la mutinerie armée du groupe Wagner le 24 juin.
M. Poutine a donné le choix aux combattants de Wagner: «Aujourd'hui, vous avez la possibilité de continuer à servir la Russie en signant un contrat avec le ministère de la Défense ou d'autres forces de l'ordre, ou de retourner auprès de votre famille et de vos amis. Ceux qui le souhaitent peuvent aller en Biélorussie. La promesse que j'ai faite sera tenue. Je le répète: le choix vous appartient.»
Ce n'est que le dernier cas en date, et le plus dramatique, de groupes armés privés menaçant la sécurité et la stabilité des régions dans lesquelles ils opèrent. C’est vrai même lorsqu'ils travaillent en coordination et avec la connaissance et le soutien de l'État.
Les combattants de Wagner sont connus pour être actifs dans plusieurs autres endroits du monde, notamment en Syrie et dans certaines régions d'Afrique, où ils se financent parfois, agissent de manière autonome et peuvent être impliqués dans le commerce illicite et les violations des droits de l'homme. Après leur révolte éphémère en Russie et les mesures prises par la suite par le gouvernement russe, on ne sait pas ce qu'il adviendra d'eux à l'étranger.
Les philosophes et les érudits mettent depuis longtemps en garde contre les dangers des groupes armés indépendants. Les principaux érudits musulmans sunnites ont longtemps affirmé que seul l'État pouvait mobiliser et utiliser la force, bien que cette opinion n'ait pas toujours été respectée. Le grand poète arabe du Xe siècle, Al-Mutanabbi, a dit dans un vers célèbre: «Celui qui envoie un lion féroce à la chasse peut un jour devenir la proie de ce fauve.»
Cette sagesse intuitive a été développée dans les études modernes, en particulier en Europe lors de la transition du système féodal vers les États-nations – une transformation qui a marqué une rupture nette avec la multiplicité diffuse des armées privées appartenant aux seigneurs féodaux.
Le monopole de l'État sur l'usage légitime de la force physique ou de la violence est devenu un concept central de la philosophie politique moderne et du droit public.
Le juriste français Jean Bodin a insisté sur ce concept au XVIe siècle, tout comme le philosophe anglais Thomas Hobbes au XVIIe siècle. Au début du XVIe siècle, l'auteur italien de la Renaissance Nicolas Machiavel a lancé un avertissement sans détour: «Les mercenaires et les auxiliaires sont inutiles et dangereux; et si quelqu'un fonde son État sur ces armées, il ne sera ni ferme ni sûr, car elles sont désunies, ambitieuses et sans discipline, infidèles, vaillantes devant les amis, lâches devant les ennemis.»
Le philosophe politique allemand du début du XXe siècle Max Weber a écrit que le monopole de l'usage de la force était la caractéristique «déterminante» d'un État, en tant que «communauté humaine qui revendique avec succès le monopole de l'usage légitime de la force physique sur un territoire donné». Il a également décrit l'État comme une «association qui revendique le monopole de l'usage légitime de la violence et qui ne peut être définie autrement».
Toutefois, Weber n'exclut pas que l'État puisse accorder à un acteur privé le droit d'utiliser la force, à condition que l'État reste la seule source du droit d'utiliser la force et qu'il conserve la capacité de faire respecter ce monopole.
Cette théorie wébérienne a dominé le discours politique au cours du siècle dernier, notamment son attitude apparemment permissive à l'égard de la délégation du pouvoir de l'État, ou de sa «sous-traitance», à des acteurs privés. Toutefois, la récente prolifération d'acteurs non étatiques, particulièrement de milices autorisées par l'État, a conduit à une remise en question de cette autorisation. Certains pays, comme les États-Unis, ont eu des milices bien réglementées, avec une répartition claire des tâches et des mécanismes de contrôle pour les garder sous contrôle, et il est presque impossible de les distinguer des forces armées régulières, ce qui les empêche de devenir des hors-la-loi et garantit le monopole du gouvernement sur l'utilisation de la force.
D'autres pays n'ont pas eu la chance de gérer de la même façon des milices autorisées par l'État. Au Moyen-Orient, à titre d’exemple, le nombre de milices incontrôlées a augmenté de façon alarmante. Si la création de certains de ces groupes armés a pu être justifiée à un moment donné, leur existence continue pose un sérieux défi à la stabilité, à l'unité nationale et à la cohésion des principales forces armées de l'État. Un exemple clair est le Hezbollah du Liban, dont les représentants font partie du Conseil des ministres libanais et siègent au Parlement, mais qui a ses propres politiques étrangères sécuritaires, avec peu ou pas de surveillance ou de contrôle de la part du gouvernement. Des études ont identifié des dizaines de groupes similaires au Hezbollah, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Libye, au Soudan et ailleurs.
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«Au fur et à mesure que les entités approuvées par l'État se multiplient et se renforcent, elles sapent souvent les institutions de l'État.»
Dr Abdel Aziz Aluwaisheg
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Au fur et à mesure que ces entités approuvées par l'État se multiplient et se renforcent, elles sapent souvent les institutions de l'État et agissent à l'encontre de ses intérêts. Elles deviennent des agents déstabilisateurs même lorsqu'elles ont été créées en connaissance de cause et avec le soutien de l'État. De nouvelles recherches ont donc remis en question l'apparente permissivité wébérienne à l'égard de ces groupes. Elles plaident en faveur d'un retour aux traditions antérieures de Bodin et Hobbes et à l'idéal du monopole de la force par les États, qui ne se limite pas à son contrôle, mais s'étend à son utilisation. L'État doit donc être le seul acteur à exercer la force. La mutinerie du groupe Wagner est une illustration de ce point de vue, car elle a démontré que le monopole de l'État sur l'utilisation de la force peut être sapé par des organisations militaires privées approuvées par l'État.
S'il peut être difficile d'éliminer d'un seul coup les milices autorisées par l'État et les groupes militaires privés existant dans cette région, l'affaire Wagner devrait rendre impératif l'exercice d'un contrôle accru afin de s'assurer qu'ils œuvrent pour le bien public et non pour des intérêts personnels, tribaux ou sectaires plus étroits. Le commandement et le contrôle par les forces armées ainsi qu'une surveillance financière régulière sont essentiels pour les empêcher de s'écarter du droit chemin.
- Abdel Aziz Aluwaisheg est secrétaire général adjoint du Conseil de coopération du Golfe pour les affaires politiques et les négociations, et chroniqueur pour Arab News. Les opinions exprimées dans cet article sont personnelles et ne représentent pas nécessairement celles du CCG.
Twitter: @abuhamad1
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com