Voici venu le moment où les riches Européens du Nord ressortent leurs maillots de bain et se prélassent sur les ponts des yachts coûteux et les plages chaudes et ensoleillées des rives méditerranéennes du continent. Pendant les mois les plus chauds, une série d’embarcations de fortune déversent leur cargaison hétéroclite de «non-humains» soit sur les rives d’une masse continentale européenne peu accueillante, soit, trop souvent, dans les eaux profondes. Sur une banderole déployée au port de Thessalonique, on peut lire: «Touristes, profitez de votre croisière dans le plus grand cimetière de migrants d’Europe.»
Rien ne caractérise mieux les mondes respectifs des nantis et des démunis que la Méditerranée et sa signification pour les différents peuples. Pour certains, c’est un refuge estival pour se ressourcer en famille et profiter des vacances. Pour d’autres, c’est une étendue d’eau mortelle qui sépare leur enfer d’une utopie imaginée – une roulette méditerranéenne de dangers extraordinaires pour ceux qui n’ont plus grand-chose à perdre. Leurs mondes ne se connectent presque jamais. Les riches ne veulent pas gâcher leurs vacances. Les désespérés osent à peine imaginer ce qu’ils ratent.
Le dernier naufrage au large de la Grèce, mercredi dernier, a posé un problème de conscience aux Européens, du moins pendant quelques jours. Cette catastrophe a tué au moins 78 personnes, et sans doute beaucoup plus. Les détails sont atroces.
Des questions difficiles taraudent les autorités grecques, dont le récit est remis en question. Elles ont été prévenues de la présence du navire. Les garde-côtes grecs étaient là. Ont-il essayé d’attacher le navire au moyen d’une corde et de l’éloigner des eaux grecques? Cela n’aurait pas été la première fois.
Mais la responsabilité n’incombe pas uniquement aux Grecs. Les puissances européennes sont complices d’une politique meurtrière dans laquelle les noyades massives sont simplement considérées comme une fâcheuse conséquence du concept «Forteresse Europe». Le nombre de morts sur la route de la Méditerranée centrale au cours du premier trimestre de 2023 est plus important que n’importe quelle année depuis 2017. De nombreux États européens ont réduit leurs opérations de recherche et de sauvetage en mer. Ils concluent des accords bâclés avec des États tiers pour leur repasser la responsabilité en vue d’empêcher les bateaux de partir. Ils se soucient peu de la façon dont cela est fait ou des conditions de détention horribles que ces personnes sont ensuite contraintes d’endurer.
Pour beaucoup, ces États européens ont du sang sur les mains, tout comme les passeurs qui profitent de la misère des autres. C’est à peine s’il existe des voies sûres pour les demandeurs d’asile. Comme le pensent la plupart des réfugiés, si vous êtes un Ukrainien aux cheveux blonds et aux yeux bleus, vous êtes le bienvenu en Europe du Nord. Si vous êtes un musulman à la peau brune ou un Africain noir, vous êtes refoulé.
Pourquoi en est-il ainsi? Comme toujours, ce n’est pas en se concentrant sur un seul problème que l’on trouve l’entière explication. Au Liban, où la plupart des gens veulent partir, c’est la désintégration économique. Pour les Syriens, qui constituaient une grande partie des victimes de la tragédie de la semaine dernière, l’effondrement économique dans leur pays joue un rôle vital, mais ce n’est qu’une catastrophe parmi tant d’autres. Les Afghans fuient la répression du régime taliban.
Beaucoup de Syriens, peut-être 70, venaient du sud du pays – de Deraa et de ses environs. Comment cela est-il possible? En parlant à ceux qui sont sur le terrain, on se rend compte que le tableau est complexe. Le régime n’a pas le contrôle total et il est parvenu à des accords avec des groupes d’opposition armés, ce qui signifie qu’il laisse certaines zones tranquilles. La situation sécuritaire est marquée par des niveaux élevés de crimes violents et même d’assassinats.
Les puissances européennes sont complices d’une politique meurtrière dans laquelle les noyades massives sont simplement considérées comme une fâcheuse conséquence.
Chris Doyle
La ville de Deraa est ainsi devenue un pôle d’attraction pour les hors-la-loi. En tant que zone de non-droit, c’est aussi un centre pour les passeurs, qui y travaillent ouvertement. Le régime accorde des amnisties aux jeunes hommes. Redoutant d’être contraints de rejoindre les rangs de l’armée dans un délai de six à douze mois, ils se dirigent vers Deraa après avoir obtenu des passeports du régime. En d’autres termes, ce dernier sait exactement ce qui se passe. Il a parfaitement conscience que le but de ces jeunes est d’atteindre les côtes européennes.
Les passeurs ont une liste de prix. Pour un voyage jusqu’en Europe, ils facturent environ 16 000 dollars (1 dollar = 0,92 euro). Pour se rendre en Libye, d’où l’on dit aux réfugiés qu’il serait peut-être moins cher de partir, il faut compter environ 6 000 dollars. Il semble que les passagers aient chacun payé environ 4 500 dollars pour le voyage voué à l’échec de la semaine dernière. Avec 400 à 750 passagers à bord, selon les estimations, les passeurs doivent avoir empoché entre 2 et 4 millions de dollars. Cette activité est lucrative.
Une autre option que les passeurs proposent aux familles est de payer le double des frais lorsque le réfugié arrive en toute sécurité à destination. Peu de gens peuvent se le permettre. Une autre raison pour laquelle Deraa est populaire auprès des passeurs est que de nombreux Syriens de cette région ont, pour des raisons historiques, des membres de leur famille qui envoient des fonds à partir des pays les plus riches du Golfe pour financer ces voyages.
Les passeurs utilisent également une série de routes terrestres très fréquentées du sud de la Syrie à la Turquie. Ils ont des accords avec les gardes-frontières turcs pour leur permettre de traverser la frontière. Une source m’a révélé que ces derniers tiraient sur quelques réfugiés pour montrer qu’ils faisaient quelque chose – environ deux sur cent, affirme-t-elle. Une fois en Turquie, ils s’envolent pour la Libye avec un passeport syrien, même s’il n’y a pas de cachet sur leurs passeports pour montrer qu’ils ont quitté la Syrie légalement. Les responsables turcs fermeraient les yeux sur cette procédure.
La détermination admirable de ces réfugiés qui fuient les persécutions, la guerre et la crise économique signifie que, malgré tous les efforts des puissances européennes, elles ne pourront empêcher que de nouvelles routes encore plus dangereuses ne soient prises. Les réfugiés sont confrontés à une réalité, celle du «nous n’avons pas de raison de vivre». Peu de politiciens européens, dans leur monde de luxe et de sécurité, sont à même de la comprendre.
Ceux qui envisagent de faire partie de cet exode dangereux savent que, parce que l’Europe adopte de plus en plus les politiques de l’extrême droite, il sera de plus en plus difficile de s’y frayer un chemin. Les Syriens de Deraa font la queue pour partir, tout comme d’autres ailleurs dans le sud. Avec les mois d’été et les conditions destructrices auxquelles sont confrontés des millions de personnes, l’année pourrait s’avérer exceptionnelle pour les passeurs.
En cette Journée mondiale des réfugiés, il est temps de se rappeler que les réfugiés et les demandeurs d’asile sont des êtres humains. Il est temps de commencer à les traiter comme tels. Le système est en panne; il conduit incessamment à la mort. Oui, les passeurs doivent mettre fin à leurs activités, mais, à moins que l’on ne s’attaque aux sources du désespoir dans les zones de conflit au sud, les bateaux ne cesseront jamais d’arriver, aussi meurtriers soient-ils. En attendant, la Méditerranée restera le plus grand cimetière aquatique du monde et les corps continueront de s’échouer sur les plages et les ports touristiques bondés.
Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (Caabu), basé à Londres. Il a travaillé auprès de ce conseil depuis 1993 après avoir obtenu un diplôme spécialisé en études arabes et islamiques, avec une distinction honorifique, à l’université d’Exeter. Il a organisé et accompagné les visites de nombreuses délégations parlementaires britanniques dans les pays arabes.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com