Les affirmations selon lesquelles l’État d’Israël est coupable du crime d’apartheid se sont multipliées au cours des trois dernières années. Alors que les groupes palestiniens de défense des droits de l’homme dénoncent cette situation depuis des années, des organismes israéliens et internationaux de défense des droits de l’homme les ont rejoints, ainsi que des rapporteurs spéciaux de l’Organisation des nations unies (ONU) sur les droits de l’homme. Cela représente la quasi-totalité de la communauté des droits de l’homme qui, à des degrés divers, a publié des articles démontrant comment le système israélien privilégie les droits des juifs israéliens par rapport à tous les Palestiniens, y compris ceux qui sont citoyens d’Israël.
La discrimination systémique qui existe en Cisjordanie occupée est la plus évidente et la plus flagrante. Le double système juridique et politique permet à 750 000 colons israéliens de jouir dans leurs 300 colonies illégales de tous les droits en vertu du droit civil israélien, tandis que les trois millions de Palestiniens y vivent sous la loi martiale. Leurs terres et leurs ressources leur sont volées et leur mouvement restreint par des barrières, des murs, des points de contrôle et un régime de permis discriminatoire. Les Palestiniens de Gaza tentent de survivre dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde.
L’allégation la plus complexe est que le crime d’apartheid est perpétré à l’intérieur même d’Israël. Ici, les citoyens palestiniens d’Israël jouissent pleinement du droit de vote, de passeports et de nombreux autres droits qui accompagnent la citoyenneté. Malheureusement, la discrimination et l’assujettissement sont déployés au profit du groupe dominant, soit les juifs israéliens.
Un constat particulièrement évident dans le Néguev ou le Naqab au sud. Le traitement réservé aux bédouins palestiniens constitue l’une des principales pièces à conviction pour plaider cette cause. Les membres de ces communautés sont au nombre de 300 000. Ils sont confrontés aux mêmes problèmes que leurs homologues de Cisjordanie. En bref, eux aussi sont chassés de leurs terres, un processus entamé dans les tout premiers mois qui ont suivi la mise en place du nouvel État d’Israël.
Sur les 90 000 bédouins qui vivaient dans le Néguev en 1948, il n’en reste que 11 000. En effet, nombreux sont ceux qui ont été expulsés ou ont fui par peur. Comme d’autres Palestiniens, ils ont été privés de leur droit au retour. Aujourd’hui, nombre d’entre eux sont confrontés à un transfert forcé pour la deuxième ou troisième fois en Cisjordanie. Les autorités israéliennes ont regroupé le reste de cette communauté contre leur volonté dans ce qu’on a appelé le «Seyag», une zone de 1 500 km2, à l’est de Beer-Sheva. Rappelons qu’avant 1948, les bédouins revendiquaient la propriété foncière au moyen de droits de pâturage traditionnels sur la quasi-totalité du désert du Néguev. J’ai passé des mois à visiter ces régions dans les années 1990 et, en y retournant la semaine dernière, je me suis rendu compte que la situation était, en réalité, bien pire.
Près de la moitié des bédouins ont été contraints de s’installer dans 7 cantons prévus à cet effet. Ils ne peuvent pas adopter en ces lieux leur mode de vie traditionnel. Ces cantons sont croupissants, sans investissement, avec un chômage massif et de plus en plus de zones de criminalité et de consommation de drogue.
Les autres bédouins se sont retrouvés dans ce qu’on appelle des «villages non reconnus» ou, comme les appellent les autorités israéliennes, des «villages illégaux». Ils n’apparaissent sur aucune carte. Ils ne reçoivent aucun service municipal, aucune collecte d’ordures. Ils ne bénéficient pas du système d’égouts ni des réseaux d’eau ou d’électricité, bien que la seule amélioration majeure soit l’omniprésence de panneaux solaires leur donnant au moins une source d’énergie, bien plus propre que les générateurs diesel utilisés depuis deux à trois décennies. D’autres villages non reconnus, tous palestiniens, survivent également ailleurs en Israël. Oui, ces bédouins peuvent voter lors des élections nationales, même si les bureaux de vote ne sont pas autorisés dans leurs communautés, mais jamais pendant les élections municipales.
«Les comportements envers les bédouins découlent d’un mélange de haine raciste contre les Palestiniens et d’un état d’esprit orientaliste envers le mode de vie bédouin.» - Chris Doyle
Comme de nombreuses communautés de Cisjordanie, tous ces villages non reconnus sont constamment menacés de démolition. Imaginez que vous viviez dans la crainte permanente que les bulldozers arrivent à tout moment. Au cours des six dernières années, 15 000 démolitions ont eu lieu. La communauté d’Araqib a été démolie à 216 reprises. On se demande si le livre Guinness des records en a été informé.
Plus de 40 colonies bédouines non reconnues représentent près de 40 à 50% du nombre total de bédouins. Mohammed m’indique qu’il devrait disposer d’une boîte aux lettres à Beer-Sheva pour son entreprise et lui. Inutile de préciser que La Poste n’existe pas dans les villages non reconnus.
Les problèmes auxquels ces communautés font face sont innombrables. Les avions israéliens survolent la région. Le bruit des bombardements d’Israël contre Gaza non loin au nord-ouest – comme c’était le cas en mai – est intolérable, me dit-on.
Mais ces communautés ne reçoivent aucune protection du Dôme de fer d’Israël. Lorsque des militants tirent des roquettes depuis Gaza et qu’elles tombent sur des communautés bédouines, elles sont décrites comme tombant dans des «zones ouvertes», étant donné que le gouvernement ne reconnaît même pas leur existence lorsqu’elles sont bombardées. Lors de la grande opération de 2014, Aouda al-Wadi, 32 ans, a été tuée dans une communauté non reconnue, alors que d’autres ont été blessés par une roquette.
Visuellement, ce qui est frappant, c’est de faire le tour de la communauté juive israélienne d’Omer, juste à côté des nombreuses colonies bédouines. Omer est la troisième ville israélienne la plus riche du pays. Cette communauté fermée avec ses villas somptueuses bien irriguées contraste vivement avec les cabanes bédouines aux toits de tôle.
Une célèbre citation de Moshe Dayan, l’ancien ministre israélien de la Défense, résume l’attitude des juifs israéliens envers les bédouins. Il écrivit en 1963: «Nous devrions transformer le bédouin en un prolétaire urbain dans l’industrie, les services, la construction et l’agriculture… le bédouin ne vivrait pas sur sa terre avec ses troupeaux, mais il deviendrait un citadin qui rentre chez lui l’après-midi et met ses chaussons… les enfants iraient à l’école bien coiffés. Ce serait une révolution, mais cela pourrait être réglé en l’espace de deux générations... le phénomène des bédouins disparaîtrait.»
Les enfants bédouins se rendent effectivement à l’école, mais plus de 3 000 d’entre eux le font dans des écoles situées à proximité du complexe industriel de Neot Hovav, qui produit des produits chimiques toxiques. Vous pouvez sentir les toxines et les polluants dans l'air.
Les communautés bédouines sont de loin les plus pauvres d’Israël. Ce sont deux mondes différents, un exemple frappant du contraste entre les nantis et les démunis.
À bien des égards, ces communautés ne sont plus bédouines, puisqu’elles ne peuvent pas adopter un mode de vie bédouin. Peu de gens peuvent faire paître leurs troupeaux. Alors que les bédouins sont progressivement repoussés dans les cantons, les juifs israéliens investissent de plus en plus dans leurs communautés en expansion du Néguev, grâce aux investissements et au soutien du gouvernement. Les comportements envers les bédouins découlent d’un mélange de haine raciste contre les Palestiniens et d’un état d’esprit orientaliste envers le mode de vie bédouin. Les contrastes sont saisissants, la discrimination systémique et le crime est l’apartheid.
Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (CAABU) basé à Londres. Il a travaillé auprès de ce conseil depuis 1993 après avoir obtenu un diplôme spécialisé en études arabes et islamiques avec distinction honorifique à l’université d’Exeter. Il a organisé et accompagné les visites de nombreuses délégations parlementaires britanniques dans les pays arabes.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com