Pendant deux samedis soir consécutifs ce mois-ci, j’ai eu le privilège d’être le témoin direct des protestations contre les mesures antidémocratiques que le gouvernement israélien tente d’infliger à son système politique et à sa société.
Ces manifestations ont été une célébration authentique, par des Israéliens ordinaires de tous horizons, de leur désir de voir leur pays rester un véritable État libéral et démocratique. Les manifestants ont montré la détermination que cette crise exige et l’importance qui devrait lui être accordée. Mais il y avait aussi un vrai sens du carnaval de rue avec des gens de tous âges – des jeunes enfants à ceux qui ont été témoins de la naissance d’Israël en tant qu’État indépendant il y a soixante-quinze ans – dans l’espoir que leur nouveau pays sera capable de concilier le fait d’être à la fois juif et démocratique.
Les orateurs lors de ces rassemblements de masse sont sélectionnés avec soin afin de représenter un large éventail de citoyens, des progressistes les plus libéraux (de gauche) aux démocrates de droite, et pour refléter la diversité du pays en termes d’âge, de statut social et de genre. Ils comprennent des hommes politiques, des universitaires et de hauts représentants des forces de sécurité et de la société civile. Tout le monde est représenté ici et tout est supervisé de manière impressionnante par la figure imposante de Shikma Bressler, physicienne de métier, mais dirigeante par nature.
Néanmoins, quelque chose manque toujours à ces protestations. Quelque chose de crucial pour toute discussion sur la nature juive et démocratique de l’État: la question des relations d’Israël avec les Palestiniens, en particulier ceux qui vivent sous le régime de l’occupation et du blocus en Cisjordanie et à Gaza, mais aussi, dans une large mesure, la minorité palestinienne au sein même d’Israël.
Certes, on pouvait apercevoir de temps en temps une personne portant un T-shirt avec le slogan suivant: «Pas de démocratie sous occupation». Mais de telles choses sont rares et la question est totalement absente des discours.
On ne cesse de me répéter à quel point il est erroné de faire le lien entre l’érosion constante des droits démocratiques israéliens et les actions de l’État qui prive ses voisins immédiats de ces mêmes droits.
Cela s’explique soit par le fait que certains souffrent d’un manque de discernement total et sont incapables de voir ce lien direct avec l’occupation et la discrimination institutionnelle contre la minorité palestinienne à l’intérieur d’Israël; soit pour des raisons tactiques, afin d’éviter d’affaiblir le mouvement de protestation en dissuadant ceux qui pourraient s’opposer au coup d’État judiciaire du gouvernement, mais qui ne sont pas partisans d’une solution à deux États – ou de toute autre solution qui accorderait des droits égaux aux Palestiniens.
Par être honnête, même si je ne comprends pas ceux qui ne se rendent pas compte du lien évident entre la privation brutale de millions de personnes de leurs droits politiques, civils et humains les plus élémentaires – des personnes qu’ils peuvent voir tous les jours depuis leurs fenêtres et leurs cours – et l'érosion constante du système démocratique en Israël même, je trouve assez sensé l’argument selon lequel il faut d’abord sauver la démocratie avant de mettre fin à l’occupation.
Néanmoins, je rejette ce point de vue. C’est un argument qui manque de vision, immoral et plutôt lâche. Il refuse de comprendre que la démocratie, c’est d’abord et avant tout un ensemble de valeurs et de droits qui ne peuvent être transmis à certains et pas à d’autres. C’est demander une fois de plus – et avec arrogance – aux Palestiniens d’être patients, de permettre à leurs voisins israéliens, qui sont aussi leurs occupants, de régler leurs propres affaires et alors seulement, par leur grâce, s’appliqueront-ils peut-être à résoudre ce conflit. Pendant ce temps, on s’attend à ce que les Palestiniens continuent de subir leurs conditions désastreuses et injustes.
«L’occupation a normalisé et légitimé la violence en tant qu’outil pour résoudre les différends politiques. Le discours public se retrouve empreint d’une toxicité totale.» - Yossi Mekelberg
Au lieu de progresser vers un rétablissement de la paix, les Palestiniens n’assistent qu’à une expansion constante des colonies juives à mesure qu’ils sont arrachés à leur terre, que les conditions de vie sont de plus en plus difficiles et qu’ils subissent la brutalité quotidienne de la force d’occupation.
Alors, quel est exactement le pronostic ici? Combien de temps encore les Palestiniens sont-ils censés attendre avant que les Israéliens trouvent le temps de leur accorder des droits similaires à ceux dont ils jouissent eux-mêmes depuis 1948?
Le sentiment d’urgence et la menace pour les fondements mêmes du système démocratique en Israël que la législation proposée a engendrés nécessitent très peu d’explications. Il s’agirait de toute évidence de placer l’essentiel du pouvoir entre les mains des politiciens, au-delà de l’État de droit, et cela constitue une voie sûre vers un système de gouvernance corrompu, populiste et autoritaire.
Il existe donc un besoin primordial d’une discussion à plus grande échelle, fondée sur des valeurs et suffisamment courageuse pour examiner également l’incidence que des décennies de privation violente des droits d’un autre peuple ont eue sur la société israélienne.
L’essence même d’une démocratie, telle que définie par l’Organisation des nations unies (ONU), est de défendre «les valeurs de liberté, de respect des droits de l’homme et le principe de la tenue d’élections périodiques et honnêtes au suffrage universel. À son tour, la démocratie offre un environnement propice à la protection et à la réalisation effective des droits de l’homme.»
Aucun de ces principes n’est actuellement applicable à la vie des Palestiniens, qu’ils soient gouvernés par Israël, par l’Autorité palestinienne ou par le Hamas.
Les institutions et les individus chargés de garantir la démocratie du côté israélien de la ligne verte sont les mêmes qui continuent de sanctionner la violation des mêmes droits de l’autre côté de la ligne, où vivent les Palestiniens. Le caractère sacré de la préservation et de la promotion de la dignité de tous, du respect de la liberté d’opinion et d’expression, de la liberté d’association, de l’accès au pouvoir et de son exercice dans le cadre de l’État de droit n’est pas accordé aux Palestiniens, qui vivent sous occupation. Le gouvernement et les tribunaux israéliens soumettent les deux populations à des normes juridiques et morales complètement différentes.
Il existe une série de sujets pour lesquels les Israéliens, de part et d’autre de la ligne verte, sont traités de manière complètement différente des Palestiniens vivant sous occupation. Ces problèmes peuvent aller des droits fondamentaux à la liberté de mouvement et d’expression, en passant par la saisie et la démolition de maisons appartenant aux familles innocentes de terroristes palestiniens, mais pas des maisons des familles de terroristes juifs. Pour être tout à fait clair et m’assurer de ne pas faire mauvaise impression, de telles mesures ne devraient pas être prises dans les deux cas.
L’occupation a normalisé et légitimé la violence en tant qu’outil pour résoudre les différends politiques. Le discours public se retrouve empreint d’une toxicité totale. Et, tandis que la détérioration de la démocratie israélienne a été progressive, le Premier ministre, Benjamin Netanyahou, et les politiciens d’extrême droite, avec le soutien des ultraorthodoxes, ont toujours attendu l’occasion d’imposer l’esprit de l’occupation dans la manière dont ils gouvernent à l’intérieur d’Israël même et de dépouiller la Cour suprême de tous ses pouvoirs.
Les larges manifestations actuelles pourraient bien entraver, voire renverser ce complot. Cependant, sans mettre fin à la fois à l’occupation et au contrôle au moyen de règles complètement différentes de millions de Palestiniens, ces tendances antidémocratiques ne feront que continuer à hanter les Israéliens.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.
Twitter: @Ymekelberg
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com