PARIS : L'offensive hivernale russe avait été annoncée avec fracas et crainte par l'Ukraine. Mais comme souvent depuis le début de cette guerre, elle s'est révélée décevante pour la Russie, plus que jamais condamnée à s'inscrire dans le temps long.
Les deux armées se battent des rives de la mer Noire au nord-est de l'Ukraine. Une ampleur qui éparpille les forces et rend improbable une quelconque percée spectaculaire. Explications de ce nouveau revers russe et projections.
Le symbole Bakhmout
Ville de quelque 70 000 habitants avant la guerre, sans intérêt stratégique fondamental, Bakhmout est le théâtre d'intenses combats depuis des mois.
C'est l'apothéose de la guerre d'usure. Les deux camps sont convaincus d'affaiblir l'adversaire et refusent de reculer. Ce serait pour l'Ukraine un revers symbolique, pour la Russie un échec cuisant.
"Bakhmout est devenue une zone de forte usure avec des pertes en hausse des deux côtés", relevait mercredi l'Institut américain Hudson.
Le groupe paramilitaire russe Wagner a revendiqué début avril la prise de la mairie de cette ville. Mais les combats perdurent et le patron de Wagner Evguéni Prigojine a admis, au moment de la visite d'un cimetière, que ce dernier "continuait de s'agrandir".
Et "même si Bakhmout tombe", l'armée russe ne parviendra pas à "prendre le contrôle de la région de Donetsk, un de ses principaux objectifs territoriaux", assure l'institut Hudson.
L'offensive ratée
Selon Léo Péria-Peigné, de l'Institut français des relations internationales (IFRI), les Russes n'ont conquis que 70 kilomètres carrés en mars. Un gain misérable.
"L'armée russe manque d'homme formés", affirme-t-il à l'AFP, avec des "problèmes d'approvisionnement en munitions d'artillerie. On se rapproche de l'équilibre entre les deux camps".
A cet égard, "l'offensive russe se passe aussi mal que prévu. La question est de savoir à quel point les Russes vont s'épuiser et seront forcés de rationner les munitions", estime sur Twitter l'analyse américain Michael Kofman.
Selon lui, le chef d'état-major de l'armée russe Valéri Guérassimov "épuise les forces avec des offensives inopportunes et inefficaces" qui pourraient les rendre "vulnérables".
Guerre d'usure
Depuis un an, la guerre épuise les machines et décime les soldats. Et en l'absence de chiffres fiables, chaque camp juge les pertes ennemies supérieures. "Cela profite à la Russie (...). L'Ukraine a dépensé beaucoup de forces pour garder ces villes sans grande importance stratégique", assure à Moscou l'analyste militaire indépendant Alexandre Khramtchikhine.
Les pertes russes excèdent probablement "de beaucoup la moitié du total des engins en unités ou en stocks" pouvant être restaurés, dont "disposait la force opérationnelle terrestre" en février 2022, écrivent de leur côté Philippe Gros et Vincent Tourret dans une analyse pour la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
"Nous doutons sérieusement qu'ils puissent monter en gamme", souligne Andreï Zagorodniouk, un ex-ministre ukrainien de la Défense. "Nous ne pensons pas que l'opération soit durable".
Reste que si les deux camps peinent à consolider leurs avancées, "l'armée russe a probablement les ressources et les effectifs pour monter une défense tenace" avec "champs de mines et tranchées" face à la contre-offensive ukrainienne annoncée, note Michael Kofman.
L'aide occidentale
Kiev demeure sous perfusion occidentale en termes de renseignement, de formation et de fourniture d'armes modernes.
L'armée russe voit arriver sur le champ de bataille chars légers et lourds, radars, munitions, missiles et autres roquettes de longue portée.
A l'avenir, "la situation dépendra, d'un côté, de la vitesse des livraisons occidentales et de leur étendue et, de l'autre côté, de la capacité de la DCA russe d'intercepter" ce type d'armes, estime Igor Korotchencko, le rédacteur en chef de la revue Défense nationale.
Les livraisons à l'Ukraine "font durer le conflit", ajoute l'analyste, objet de sanctions occidentales.
Le recul impossible
Le président russe Vladimir Poutine s'inscrit donc dans la durée et devrait "s'engager dans une guerre des ressources", pense l'Ukrainien Andreï Zagorodniouk, reconnaissant que l'économie ukrainienne "ne se rétablit pas".
Alexandre Khramtchikhine regrette de son côté les choix inefficaces de Moscou face à une résistance ukrainienne toujours plus forte qu'estimée. "Les nombreux problèmes militaires n'expliquent pas les erreurs dans les objectifs politiques", dénonce-t-il.
Or ces erreurs pèsent sur l'opinion. "La rage et le désespoir sont palpables en privé" parmi les technocrates, lesresponsables militaires, dans le monde des affaires proche du gouvernement et même chez "les ultra-patriotes", écrit Tatiana Stanovaya pour l'institut Carnegie.
"Les élites russes sont unies dans la conviction que puisque Poutine a commencé la guerre, il doit la gagner", tranche-t-elle, mais au regard de l'état du front, "personne ne comprend comment il peut assurer une victoire".