MOSCOU: Le dimanche, Kirill Bourobine commence à enseigner le chinois à l'aube et ne s'arrête qu'à minuit: en plein rapprochement de la Russie avec Pékin sur fond de conflit en Ukraine, le nombre de ses élèves a triplé en un an.
"Dimanche est le jour le plus chargé: j'enchaîne seize heures de cours sans pause ou presque", raconte ce jeune enseignant qui fait désormais fortune avec ses leçons privées en ligne.
L'explosion de la demande pour les cours de chinois illustre le tournant, durable, pris par la Russie vers l'Asie, alors que Moscou est désormais isolé en Occident à cause de son offensive contre l'Ukraine.
La visite en Russie du président chinois Xi Jinping, de lundi à mercredi, vise à approfondir ce partenariat plus que jamais vital pour Moscou, sur le plan diplomatique, et surtout économique.
Face aux sanctions occidentales qui la frappent, la Russie est en effet de plus en plus dépendante de la Chine pour écouler ses hydrocarbures et s'approvisionner en produits divers.
Conséquence: en un an, le nombre de postes nécessitant la maîtrise du chinois a presque triplé en Russie dans les secteurs énergétique et industriel, indique à l'AFP Natalia Danina, experte en ressources humaines à HeadHunter, principale plateforme d'offres d'emplois.
Sur la même période, le nombre d'emplois pour les sinophones a doublé dans les ventes-achats et la logistique de transports, selon l'experte, qui l'explique par "un passage accéléré de Moscou vers les moyens de production chinois".
«Que le début»
Pour Kirill Bourobine, parfait sinophone de 20 ans qui étudie par ailleurs les civilisations orientales dans une prestigieuse université moscovite, ce phénomène sera durable.
"Les Russes se mettent au chinois parce que Pékin devient notre principal partenaire pour les décennies à venir", explique-t-il, content d'ouvrir "un tout autre monde" à ses élèves qui s'attaquent à cette langue. "Et ce n'est que le début !", lance-t-il.
En août, le site de petites annonces Avito avait rapporté une augmentation de 138% des requêtes à Moscou pour des cours de chinois en un an. Et de 350% à Vladivostok, en Extrême-Orient.
Le chinois commence même à rattraper l'anglais, assure Alina Khamlova, 26 ans, qui enseigne les deux langues et dit n'avoir cette année que trois élèves d'anglais contre 12 nouveaux sinophones en herbe.
Parmi ces derniers se trouve Maria, une designer de 22 ans qui rêve d'aller en Chine pour y fabriquer ses habits, car c'est "moins cher qu'en Russie".
Ou encore Ivan, entraîneur dans un club de gym moscovite de 25 ans, qui veut travailler en Chine où, pense-t-il, les Européens "sont très bien payés".
Autre facteur, selon Mme Khamlova : de nombreux jeunes "espèrent entrer dans une université chinoise, alors que les établissements européens leur sont devenus inaccessibles".
Si l'anglais garde toujours une position dominante, le nombre de lycéens ayant choisi le chinois comme langue étrangère à l'examen du baccalauréat a doublé en un an pour s'établir à 17.000, selon Rosobrnadzor, un service fédéral de supervision dans le secteur de l'enseignement.
Bilingues recherchés
L'isolement croissant de la Russie en Occident a déjà poussé nombre d'écoles de langues à réviser leurs programmes en invitant des lecteurs sinophones.
Fondé en 2017, le centre linguistique ChineseFirst a enregistré cette année deux fois plus d'inscriptions, indiquent à l'AFP ses cofondateurs, les professeurs de chinois Wang Yinyu, 38 ans, et sa femme russe Natalia, une parfaite sinophone de 33 ans.
Dans les entreprises, on s'arrache les candidats parlant chinois, raconte Wang Yinyu dans un très bon russe.
"Nombre de compagnies russes se ruent vers les usines chinoises pour y commander des produits devenus introuvables en Russie à cause des sanctions occidentales", dit-il.
Et les entrepreneurs chinois qui veulent exporter en Russie leurs produits sont, eux aussi, à la recherche de cadres bilingues russe-chinois.
Face à cette demande, le couple Wang s'apprête à ouvrir deux nouveaux centres et une école maternelle à Moscou. De quoi réjouir M. Wang qui salue "les nouvelles relations amicales sans précédent historique" entre Moscou et Pékin.
Il rêve désormais d'"une véritable fusion entre la puissante industrie chinoise et les richissimes ressources énergétiques russes".
"Si on se tient côte à côte, on sera invincibles", conclut le professeur.