Depuis 2014, la France s’est retrouvée en haut du hit-parade européen de la radicalisation dite « jihadiste » : plus de 14 000 familles ont appelé le Numéro Vert créé par le ministère de l’Intérieur, parce que leur enfant était en partance pour la Syrie. Un tout petit peu moins en 2015. À ce jour, environ 19 000 personnes sont inscrites au Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste (FSPRT) et 12 500 suivis éducatifs et/ou policiers ont été mis en place. Mais combien de jeunes étaient en réalité concernés ? On peut imaginer que ces chiffres ne représentent que la partie visible de l’iceberg : de nombreux parents, notamment les plus isolés et défavorisés, ont dû essayer de s’occuper eux-mêmes de leurs proches, de manière à ne pas stigmatiser l’ensemble de la famille.
On a mis du temps à l’admettre, mais c’est un fait établi : le discours « jihadiste » contemporain touche des gens très différents. En juin 2015, les chiffres nationaux concernant la radicalisation font état de 41 % de « convertis », de 35 % de femmes et de 21 % de mineurs engagés dans le « jihad ». Les politiques de prévention, de détection et de « désengagement » de la violence n’ont pas été considérées comme pertinentes, certainement parce qu’en France les chercheurs ont tous voulu ramener l’analyse du phénomène à leur propre champ d’expertise spécifique, souvent sans le moindre contact avec les « nouveaux jihadistes ».
Le jihadisme, « radicalisation de l’islam » ou « islamisation de la radicalité » ?
Par exemple, pour Olivier Roy, la « dimension nihiliste » serait centrale dans le processus de radicalisation. Ce qui fascinerait ces jeunes serait la révolte pure et non pas la construction d’un monde meilleur utopique. C’est la thèse de « l’islamisation de la radicalité » remise en cause par François Burgat, qui lui reproche de se déconnecter des théâtres politiques européen et proche-oriental et de disculper nos politiques étrangères en séparant ainsi la poussée terroriste du champ des dynamiques politiques. Pour François Burgat, le « jihadisme » est lié aux contre-performances de la République en matière d’intégration, son passé colonial ou les errements de ses politiques dans le monde musulman.
Gilles Kepel préfère parler de « radicalisation de l’islam », estimant que seule la remise en question de l’hégémonie du discours salafiste pourra efficacement lutter contre le « jihadisme ». L’anthropologue franco-américain Scott Atran propose de concevoir la radicalité «jihadiste» comme une «révolution» qui offre à l’individu, à partir du «noyau compassionnel» du groupe, de retrouver un sens à sa vie avec des valeurs profondes morales, sociales et politiques, jusqu’alors perdues dans le monde occidental. D’aucuns, comme Fethi Benslama, proposent d’analyser la radicalisation «jihadiste» dans une perspective psychanalytique, avec le concept de «surmusulman». Le psychiatre Tobie Nathan parle de recherche de rite initiatique … Enfin, Farad Khosrokhavar, l’un des seuls sociologues actifs sur le terrain des prisons depuis de longues années, a adopté une approche plurielle et complexe, après avoir étudié comment le groupe «jihadiste» offrait notamment à l’individu une réponse à une faiblesse narcissique en lien à une problématique de discrimination et de stigmatisation sociale.
Les terroristes ne nous font pas seulement la guerre, ils cherchent à détruire nos repères civilisationnels au niveau collectif et nos repères émotionnels au niveau individuel
Dr Dounia Bouzar
Lors du suivi des 1000 premiers djihadistes qui voulaient rejoindre Daech entre 2014 et 2016, on retrouve des éléments à la fois sociaux, psychologiques, géopolitiques et religieux qui sont imbriqués de manière à correspondre aux caractéristiques de chaque jeune à ce moment précis de leur vie. On peut dire qu’à la différence d’Al-Qaïda, les recruteurs de Daech ont mis en place une véritable « individualisation de l’engagement » dans l’idéologie djihadiste.
C’est bien en considérant toutes ces dimensions comme entremêlées que pourra être optimisée notre approche interdisciplinaire. Il n’y a jamais de lien de cause à effet. Choisir une cause parmi toutes les causes revient à s’éloigner du réel. D’après notre retour d’expérience, parler de « déradicalisation », de désengagement ou de « désistance » signifie partir de l’individu, de son expérience, de son motif d’engagement – dont la logique a été reconnue et déconstruite (recherche de meilleur monde ou de meilleur soi) – et, par le questionnement, faire en sorte qu’il trouve lui-même les défauts de son premier engagement violent pour en reconstruire un nouveau, compatible avec le contrat social. Ce n’est donc pas la volonté de changement du jeune qu’il faut combattre mais bien la solution compensatoire dysfonctionnelle qui lui a été proposée par le discours radical. Un programme de « déradicalisation » doit prendre en compte l’attirance que l’individu a pour son groupe extrémiste, autrement dit la recherche de sens de son engagement.
En focalisant à outrance son diagnostic sur une seule cause, la société perd sa capacité d’analyse et se radicalise face à la radicalisation. Face à une idéologie qui prône une vision du monde binaire globalisant l’ennemi, nos sociétés traumatisées ont tendance à réagir en miroir. Pourtant, les terroristes ne nous font pas seulement la guerre, ils cherchent à détruire nos repères civilisationnels au niveau collectif et nos repères émotionnels au niveau individuel. Nous devons faire un pas en arrière et rester fidèles à nos valeurs. Les politiques doivent s’inspirer de cette complexité au lieu de chercher l’explication qui rassure le grand public sur la maîtrise du phénomène avant chaque élection. Gagner la bataille passera par la réflexion et non par la réaction émotionnelle…
Dernier ouvrage : Dounia BOUZAR et Christophe CAUPENNE, La Tentation de l’extrémisme ; Djihadistes, suprématistes blancs et activistes de l’extrême-gauche, Ed Mardaga, 2020.