Tout en s’inscrivant dans la continuité des attentats de 2015 et de leurs conséquences, les deux attaques qui ont frappé la France en octobre se distinguent nettement par leur traitement politique, médiatique, mais aussi académique.
Les perpétuels débats autour de l’Islam comme corps étranger puis comme «ennemi de la République» ont incontestablement franchi un seuil. S’il était déjà commun de parler du prétendu danger «séparatiste» avant les derniers attentats, ce terme s’est aujourd’hui non seulement imposé comme une norme, mais il est aussi associé à la stigmatisation de ceux que l’on accuse d’être des «islamo-gauchistes».
Ce climat qui rend possible et encourage tous les débordements fait pourtant l’impasse sur plusieurs ambiguïtés.
La première relève de l’attachement au principe de laïcité. Si, en théorie, on parle de neutralité de l’État dans le domaine du culte, en pratique, l’État ne cesse de s’immiscer dans le culte musulman, tantôt en érigeant certaines institutions en tant qu’interlocutrices privilégiées des pouvoirs publics comme l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), tantôt en créant des institutions représentatives d’un Islam «de France» comme le Conseil français du culte musulman (CFCM). Les partisans de cette ingérence – tout en reconnaissant qu’il s’agit bien là d’un traitement spécifique vis-à-vis de l’Islam – la jugent toutefois nécessaire. Ils considèrent en effet qu’il est indispensable de combler l’absence de clergé en Islam, Islam qui doit se conformer au catholicisme ou au judaïsme tels qu’ils existaient en France au moment du vote de la loi de 1905.
Les perpétuels débats autour de l’Islam comme corps étranger puis comme «ennemi de la République» ont incontestablement franchi un seuil. S’il était déjà commun de parler du prétendu danger «séparatiste» avant les derniers attentats, ce terme s’est aujourd’hui non seulement imposé comme une norme, mais il est aussi associé à la stigmatisation de ceux que l’on accuse d’être des «islamo-gauchistes».
Toutefois, la grande majorité des musulmans de France interprètent autrement ces ingérences, les considérant à la fois comme des instruments de contrôle remontant à l’époque coloniale et comme des manœuvres pour empêcher les musulmans de choisir leurs propres représentants.
De quel séparatisme parle-t-on ?
L’autre ambiguïté provient du traitement de la question dite «communautaire». Si, en théorie, la France ne reconnaît aucune «communauté», en pratique, les Français de confession musulmane sont sommés de condamner publiquement les attentats, voire de s’excuser, injonction qui les renvoie donc, paradoxalement, à leur spécificité. L’usage du terme «séparatisme» soulève le même type d’interrogation: on criminalise le prétendu «séparatisme» de certains musulmans alors que les Français issus de l’immigration ont été volontairement mis à l’écart à la périphérie des grandes villes, et donc séparés du reste de la communauté nationale. Il s’agit là presque d’une forme d’inversion de l’accusation qui consiste à rendre responsables ceux qui ont été ghettoïsés de leur ghettoïsation, comme s’ils l’avaient voulu ou cherché.
C’est d’ailleurs officiellement l’absence de reconnaissance des «communautés» qui a conduit le président de la République à privilégier le terme de «séparatisme» à celui de «communautarisme» pour désigner des pratiques qui ne seraient pas conformes à la laïcité ou aux valeurs de la République. En pointant des pratiques par ailleurs partagées par des non-musulmans, comme la liberté de choisir son médecin ou de donner des cours à domicile à ses enfants, le législateur se verra obligé d’imposer cette loi à tous, au risque de créer une législation spécifique interdisant ces pratiques uniquement aux Français de confession musulmane. Il faudra alors trancher entre exceptionnalisme pour les musulmans où restrictions des libertés publiques pour tous.
Le terme «séparatisme» pose d’autant plus de problème lorsqu’il est relayé par certains intellectuels qui, par conviction idéologique ou autre motivation, lui donnent alors un crédit scientifique. De la même manière, le politique reprend à son compte des concepts creux comme celui d’«islamo-gauchisme», jetant ainsi l’anathème sur un certain nombre de travaux universitaires sous prétexte qu’ils ne seraient guère conformes aux valeurs de la République (dont on peut interroger la définition). Les propos tenus par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, accusant certains paradigmes scientifiques d’être un terreau de la haine antifrançaise sont à cet égard extrêmement dangereux et mettent en péril la liberté académique. In fine, cette sémantique qui circule entre les champs politique et académique remet en cause la place des universités comme espaces de débats, même conflictuels, et pose la question de la place du politique dans la production de savoirs.
Spécialiste du Moyen-Orient, Leïla-Laetitia Seurat est docteure en science politique (Sciences Po Paris) et chercheuse associée au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.