PARIS: Une enquête menée en France par la cellule investigation de Radio France avec le consortium Forbidden Stories dans le cadre d’une enquête plus vaste intitulée «Story Killers» a réuni plus de cent journalistes qui ont travaillé pour trente médias internationaux pendant plus de six mois. Les informations qui en découlent sont choquantes. Elles ont été révélées au grand public avec l’affaire d’ingérence à BFM TV et le cas du journaliste expérimenté Rachid M'Barki, suspendu par sa direction depuis le 11 janvier dernier.
L’affaire BFM TV n’est que la partie émergée de l’iceberg: c’est ce que démontre l’enquête menée par le consortium de journalistes. En réalité, les investigations menées exposent, faits incontestables à l’appui, l’étendue et le pouvoir de l’industrie de la désinformation.
La piste BFM TV a mené les journalistes d’investigation Frédéric Métézeau (Radio France), Gur Megiddo (TheMarker, Israël) et Omer Benjakob (Haaretz) en Israël, où ils ont réussi à infiltrer ce que l’enquête de Radio France décrit comme une «structure spécialisée dans l'influence, la manipulation électorale et la désinformation». Il s’agirait d’une société fantôme qui n’aurait aucune existence légale. Elle gérerait une équipe appelée «Team Jorge» en référence au nom de son dirigeant. Très réservés et méfiants, les membres de l’équipe se présentent comme d'anciens officiers de l'armée ou des services de renseignement israéliens, des experts en information financière, des spécialistes des questions militaires, de la guerre psychologique ou des médias sociaux. Pour infiltrer cette structure, l’équipe d’investigation s’est présentée comme un groupe de «consultants indépendants» qui travaillait pour un client africain et avait pour mission d’influencer un scrutin électoral.
Une fois le climat de confiance installé, Jorge et ses collègues affirment à l’équipe d’enquêteurs que leur structure est intervenue dans «trente-trois campagnes électorales au niveau présidentiel, les deux tiers d'entre elles en Afrique anglophone et francophone; vingt-sept ont été un succès». En revanche, ils ne s’autorisent pas à se mêler de trois domaines spécifiques qui sont «la politique nationale américaine, la Russie et Israël».
Services vendus aux renseignements
L’enquête révèle ainsi que la désinformation est inscrite dans l’ADN du mode opératoire de cette structure qui a réussi à développer une plate-forme numérique puissante nommée «Advanced Impact Media Solutions», également connue sous l’acronyme «Aims». Cette dernière est en réalité un logiciel qui permet de fabriquer de faux profils et de les activer sur les plus grands réseaux sociaux. Selon les aveux de ses membres, Team Jorge affirme avoir réussi à vendre Aims à plusieurs services gouvernementaux de renseignement.
Lors de l’enquête, Team Jorge procède à une démonstration détaillée du mode de fonctionnement d’Aims, qui, au début de l’année 2023, exploitait plus de trente-neuf mille faux profils. Ce travail de professionnel donne à ces profils créés une crédibilité appuyée par de vraies photos, de vrais e-mails, de vrais comptes sur Amazon ou Airbnb, de vrais commentaires sous des vidéos YouTube – et même d’authentiques numéros de téléphone grâce auxquels ces usurpateurs parviennent à tromper d’importantes plates-formes qui exigent une vérification des comptes et des identifiants à deux étapes.
Par ses logiciels, son savoir-faire, ses contacts et ses moyens, Team Jorge est capable de créer une fausse information, de la diffuser (parfois par le biais de médias crédibles, comme cela a été le cas avec BFM TV) et de piloter les interactions sur les réseaux sociaux pour la rendre virale.
Team Jorge affirme d’ailleurs avoir parfois recours au «recrutement» de journalistes au sein de grands médias étrangers. Lors de leurs discussions avec les enquêteurs, les responsables de la société israélienne montrent une vidéo du 19 septembre 2022 dans laquelle on voit Rachid M'Barki, le journaliste de BFM TV, faire part, images à l'appui, des difficultés que connaît l'industrie du yachting à Monaco après la mise en place des sanctions contre les oligarques russes. Une fois diffusé, cet extrait a été isolé et diffusé massivement sur Twitter par la plate-forme Aims afin de le rendre viral. L'objet de cette intervention consiste donc clairement à discréditer les sanctions infligées à la Russie.
Un degré de sophistication surprenant
Dans le cadre du projet Story Killers, le journaliste Damien Leloup, qui travaille pour le quotidien Le Monde, affirme avoir été «très surpris et impressionné par le degré de sophistication technique de cette plate-forme et par les dispositions mises en place pour échapper aux mesures de détection, celles de Facebook notamment». Aims est selon lui «capable de générer des éléments techniques qui lui permettent vraiment de se faire passer pour un humain».
Team Jorge avoue avoir également contribué au sabotage de plusieurs scrutins, dont le premier référendum sur l'indépendance de la Catalogne, organisé le 9 novembre 2014. Il se vante en outre d’avoir facturé l’une de ses prestations 6 millions d'euros – il s’agissait d’obtenir le report d'un scrutin dans un pays africain. L’enquête révèle que cette structure affirme aller plus loin en usant de procédés illégaux, comme la mise sur écoute par le biais de la complicité d’employés de compagnies de télécommunication. Elle avoue également aux enquêteurs sa pratique d’un lobbying ciblé avec l’aide de personnalités connues comme l'Israélien Ilan Mizrahi, ancien directeur adjoint du Mossad et ancien conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Ehud Olmert, ou encore Roger Noriega, un ancien diplomate des administrations George W. Bush et Reagan.
Mais qui est Jorge?
L’enquête a réussi à identifier Jorge, de son vrai nom Tal Hanan, un ancien officier de l’armée israélienne reconverti en conférencier qui a été interviewé par un bon nombre de médias en ligne ainsi que par des quotidiens à gros tirage comme The Washington Post, en 2006.
Tal Hanan est le patron de Sol Energy et de Denoman, deux sociétés spécialisées dans la sécurité et le renseignement. La biographie que l’on trouve sur l’un de ses sites officiels le décrit comme un spécialiste des explosifs qui a servi dans les forces spéciales de l'armée israélienne et a commandé des opérations à haut risque de protection de cadres au Mexique, en Colombie et au Venezuela. Il aurait dirigé des programmes de formation en matière de lutte contre le terrorisme… pour le gouvernement américain.