BEYROUTH : Entouré de piles de jeux de société et sirotant son café du matin, Elie Kesrouwany est assis à une table dans le centre Zero 4 d'Antélias, une petite ville située à 5 kilomètres de Beyrouth.
Dans un contexte économique précaire au Liban et avec la flambée du coronavirus qui contraint les magasins à fermer, On Board, l'entreprise de Kesrouwany, est l'une des rares à avoir survécu.
Sur la table, un jeu de cartes humoristiques de sa dernière création : Wasta.
Inspiré des manifestations contre le gouvernement qui ont balayé tout le Liban en octobre 2019, ce jeu est un exercice empreint de sérieux amusant et d'humour noir. Les illustrations, réalisées par le célèbre dessinateur de BD, Bernard Hage, mettent en évidence ce que de nombreux Libanais perçoivent comme le fléau de leur existence : la corruption, le clientélisme et le népotisme.
Certains aspects de cette culture bien ancrée sont également jugés être derrière l'explosion du port de Beyrouth survenue le 4 août dernier, lorsque près de 3 000 tonnes de nitrate d'ammonium mal stockées ont sauté, faisant plus de 200 morts et 300 000 personnes sans abri.
« Je voulais critiquer la société, en particulier la société libanaise d'aujourd'hui», explique Kesrouwany, qui a perdu des amis dans l'explosion. « Notre douleur est immense jour après jour. Ma génération endure les conséquences de la situation où nous sombrons actuellement et les seigneurs de guerre présents au gouvernement sont là depuis des années, à sucer le sang de notre pays ».
Wasta, un mot arabe signifiant « piston ou influence politique et sociale », est couramment utilisé pour désigner les relations puissantes qu'une personne exploite pour profiter des occasions qui se présentent.
Le jeu a été mis sur le marché pour la première fois en juin, deux mois avant l'explosion du port. Le premier lot de 500 unités a été vendu en deux semaines à peine.
Illustrations par le célèbre dessinateur de BD, Bernard Hage. (Fourni)
Wasta a connu un si grand succès, notamment auprès de la diaspora libanaise, que M. Kesrouwany prépare actuellement une version anglaise et une deuxième édition plus développée, comprenant de nouveaux personnages illustrés pour refléter les événements qui ont récemment marqué le pays.
M. Kesrouwany a travaillé comme bibliothécaire pendant 17 ans avant de créer son entreprise. Il raconte qu'il a longtemps été passionné par ces jeux de table modestes - un passe-temps en voie de disparition à l'ère des smartphones et des consoles de jeu.
« J'ai commencé par collectionner des jeux de société dans le coffre de ma voiture, puis j'allais dans les cafés pour proposer aux gens de jouer », confie M. Kesrouwany à Arab News. « Par la suite, j'ai organisé des soirées de jeux de société. À l'époque, c'était une activité secondaire qui me passionnait ».
Une visite à Londres, où il a rencontré une communauté d'amateurs de jeux de société, motive M. Kesrouwany à créer ses propres locaux. C'est ainsi, que le 22 décembre 2019, en pleine révolution libanaise - connue en arabe sous le nom de « thawra » - il a inauguré On Board, un café pour les amateurs de jeux de société.
« Je rêvais de créer une communauté de jeu au Liban accessible à toutes les ethnies et aux différentes confessions sous le thème de l'amusement », explique-t-il. « C'est donc un espace anti-sectaire ».
Ainsi, c'est lors du confinement imposé au Liban par le coronavirus en début d'année, que l'idée de Wasta a surgi. C'est une façon à la fois créative et agréable de s'exprimer. « S'amuser est une façon intelligente de glisser des idées dans l'esprit des gens avec qui on a du mal à communiquer », affirme M. Kesrouwany.
Les joueurs de Wasta s'affrontent avec des cartes à points, chacune représentant une facette différente de la société libanaise. Les personnages représentés sont notamment le voyou sectaire, le banquier, la mère, le journaliste, le soldat et les moutons (qui suivent aveuglément le gouvernement).
Si chaque carte symbolise parfaitement les différents personnages qui constituent la société libanaise, la particularité du jeu repose sur l'interaction entre les cartes lorsqu'elles sont jouées.
EN CHIFFRES
89 % des Libanais considèrent que la corruption au sein du gouvernement est un problème de taille en 2019.
68% des Libanais estiment que la majorité ou la totalité des responsables gouvernementaux sont impliqués dans la corruption.
28% est le score du Liban selon l'Indice de perception de la corruption en 2019, qui mesure la corruption dans le secteur public.
Le joueur qui commence (un Libanais évidemment) est la dernière personne qui a réussi à retirer de l' « argent frais » ou des dollars américains des banques. « C'est un revers ironique, vu que récemment, les banques refusent de se séparer des dollars américains », selon M. Kesrouwany.
Depuis le mois d'avril de cette année, les banques libanaises obligent les clients disposant d'un compte en dollars à retirer les dollars en livres libanaises à un prix inférieur à celui du marché noir. Les Libanais, toujours créatifs dans leur réaction aux changements brusques et à l'instabilité, échangent désormais leur « dollars frais », lorsqu'ils en ont, sur le marché noir pour en tirer la meilleure valeur, tandis que la livre libanaise poursuit sa chute.
« Le jeu consiste à mettre les autres joueurs hors-jeu et l'objectif est soit de disposer du chiffre le plus élevé, soit d'être le dernier à la table. La carte la plus puissante du jeu est le drapeau libanais, qui porte le numéro 8. Donc, si vous avez cette carte en main, quand toutes les cartes ont été jouées, vous gagnez la partie.
« Cependant, on peut lire sur la carte une petite phrase qui dit que, si vous vous débarrassez du drapeau libanais, vous perdrez votre dignité et serez éliminé ».
Le dessinateur de BD, Bernard Hage, dans son studio. (Photo de Firas Haidar pour Arab News)
Ce jeu reflète en partie le système de patronage politique du Liban. « Le joueur qui a le mouton choisit son chef politique (un autre joueur) et il le suit aveuglément. Si ce leader gagne la partie, le joueur qui possède le mouton gagne lui aussi un tour et gagne un tarbouche », explique-t-il.
Lorsque les joueurs gagnent une main, ils gagnent un tarbouche - le célèbre chapeau en feutre du Moyen-Orient –. Le premier joueur à obtenir trois tarbouches remporte la partie.Le jeu comprend une carte « influence politique extérieure » - un autre exemple du clientélisme bien ancré au Liban- qui permet d'échanger des cartes entre joueurs. « Puisque les deux joueurs savent quelles cartes possède l'autre, ils doivent s'affronter », dit-il.
Si vous obtenez la carte « immunité politique », vous devenez alors immunisé contre l'influence des autres cartes. « Cela illustre comment les politiciens libanais abusent du pouvoir pour échapper à la loi et à la justice parce qu'ils bénéficient d'une immunité politique », précise M. Kesrouwany.
« Et bien sûr, il y a la carte « wasta ». Elle peut illégalement copier une carte qui a déjà été jouée. C'est comme une carte de triche ».
Étant donné le style insolent de Wasta, il serait difficile d’échapper aux réactions violentes.
La vue à l'extérieur du café On Board à Antélias, une petite ville située à 5 kilomètres de Beyrouth. (Fourni)
« Bernard (le dessinateur de BD) a assez de culot pour réaliser tout ce qui est requis à travers son art et transmettre le bon message », affirme M. Kesrouwany, qui a également fait l'objet de critiques. « C'était gênant pour certaines personnes. J'ai même reçu des appels, mais je n'ai pas réagi ».
Comme pour bien des choses au Liban, le jeu de société de Kesrouwany insuffle du charme et de l'humour dans une situation pourtant sombre, mais qui porte un grain d'espoir.
« Dans la version développée (créée à la suite de l'explosion du port de Beyrouth), je me suis efforcé de garder le caractère ludique du jeu et de faire oublier aux gens un peu de la douleur qu'ils ont endurée », ajoute-t-il. « Dans le même temps, le jeu doit sensibiliser les gens, toujours avec une certaine positivité. J'ai donc créé des cartes qui représentent la diaspora libanaise ».
La nouvelle version n'entre pas dans les détails de l'explosion, des pertes en vies humaines, des destructions et des maisons démolies. « C'était trop douloureux ; nous, les Libanais, avons l'impression de vivre une période de funérailles durant le mois dernier », souligne-t-il.
« Le Liban traverse actuellement une situation très compliquée, mais nous allons nous en sortir et la surmonter progressivement grâce à notre volonté de vivre ».
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Twitter: @rebeccaaproctor
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.