RAFAH: Younès avait quitté Gaza le coeur rempli d'espoir d'une vie meilleure en Europe. Dix mois après le début de son périple, il est revenu chez lui dans un cercueil comme d'autres jeunes Palestiniens de l'enclave paupérisée.
Mi-décembre, la bande de Gaza a reçu une livraison qu'elle ne souhaitait pas: les corps de huit Palestiniens découverts sur les côtes tunisiennes puis rapatriés via le terminal égyptien de Rafah, une des deux portes d'accès à cette enclave avec le poste-frontière israélien d'Erez.
Après avoir fini deux années d'études universitaires en comptabilité à Gaza, Younès Al-Shaer et une dizaine de proches ont franchi en février Rafah pour se poser en Egypte avant d'atteindre la Libye, en vue de traverser la Méditerranée jusqu'en Italie et gagner la Belgique par la route.
En Libye, pays en proie au chaos, Younès et ses compagnons de route se sont fait voler argent et effets personnels, incluant leurs portables, et ont été forcés à dormir dans des lieux "indignes même pour des bêtes", lâche son frère Mohammed, 34 ans, amputé des deux jambes par un éclat d'obus lors d'une escalade militaire avec Israël en 2018.
"Un groupe mafieux en Libye a kidnappé mon frère Younès pendant deux semaines et nous avons dû payer une rançon de 1 500 dollars (pour qu'ils le libèrent). Les passeurs ont aussi trompé Younès et les autres jeunes avec lui qui n'ont trouvé ni bateau, ni abri, ni nourriture", confie-t-il.
«Cruel»
En octobre, Younès et ses proches sont finalement montés à bord d'une embarcation pneumatique pour l'Italie qui a fini par être engloutie par les eaux. Huit corps ont été découverts plus tard sur les côtes tunisiennes, mettant brutalement fin au rêve de Younès. "Tout cela n'a été que torture et humiliation", s'indigne Mohammed.
En 2015, un million de personnes avaient franchi la Méditerranée pour l'Europe avant que ce nombre ne chute à environ 95 000 en 2020 pour repartir ensuite à la hausse, selon les données du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).
De Gaza, des migrants et demandeurs d'asiles ont pris la route menant à l'Egypte et la Libye pour tenter la périlleuse traversée de la Méditerranée.
Pour Samir Zaqout, directeur adjoint du Centre Al-Mezan pour les droits de l'Homme, une ONG basée à Gaza, "le chômage, la pauvreté et la frustration sont les moteurs les plus importants de la migration des jeunes" de la bande de Gaza, un territoire aux mains du mouvement islamiste Hamas, qualifié d'organisation "terroriste" par les Etats-Unis, l'Union européenne et Israël.
Les autorités dans la bande de Gaza n'ont pas de statistiques officielles sur le nombre de personnes ayant fui ce territoire ces dernières années. Mais selon le Centre de recherche palestinien Masarat, environ 36 000 Gazaouis ont quitté l'enclave ces cinq dernières années pour tenter de migrer.
«Ils nous mentaient»
Après des mois "d'angoisse", la mort de Younès a été un "tremblement de terre" pour sa mère, Samira.
"Je connaissais les dangers de l'émigration, mais à un moment donné j'ai cédé face à son insistance à partir. Chaque jour j'attendais les nouvelles de sa mort", souffle-t-elle, entourée de proches et embrassant la photo de Younès dans le foyer familial de Rafah, ville à la pointe sud de la bande de Gaza. "Le manque de travail et la pauvreté ont poussé Younès à partir", dit-elle.
Parfois, lorsqu'il avait encore son portable, Younès appelait Samira. "Il me disait: 'ne t'inquiète pas, inch'allah, nous arriverons (en Belgique)'". "Et puis, comme nous avons des parents de Gaza qui sont arrivés en Belgique avant lui et qui y travaillent (...) cela me rassurait".
Au total, le périple de Younès a coûté quelque 9 000 dollars, dont 6 000 pour les passeurs, estime son frère Mohammed. Lorsqu'il a perdu toute trace de Younès, Mohammed a contacté les passeurs sur Facebook qui "me disaient que tout allait bien (...) mais me mentaient".
Alors il a joint des militants tunisiens spécialisés dans les questions migratoires. Il ont "trouvé son passeport enveloppé dans du nylon parmi les cadavres rejetés sur les côtes", soupire Mohammed. "Younès voulait seulement assurer son avenir. Il rêvait de posséder une maison et une moto et d'ouvrir une entreprise".