2022: France/Proche-Orient, la posture stratégique de la France dans une région disputée

Le président français Emmanuel Macron (à gauche) et le Premier ministre libanais Najib Mikati discutent après un déjeuner de travail à l'Elysée, à Paris, le 24 septembre 2021. (Photo, AFP)
Le président français Emmanuel Macron (à gauche) et le Premier ministre libanais Najib Mikati discutent après un déjeuner de travail à l'Elysée, à Paris, le 24 septembre 2021. (Photo, AFP)
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Publié le Samedi 31 décembre 2022

2022: France/Proche-Orient, la posture stratégique de la France dans une région disputée

  • La France a tenté en 2022 de développer une nouvelle posture stratégique, pour le maintien du rôle historique d’une ancienne puissance mandataire et la défense de ses intérêts stratégiques et économiques
  • À partir des anticipations sur l’avenir de la zone, la France devrait appréhender le Proche-Orient avec prudence et clarté, à l’heure d’une possible bipolarité américaine-chinoise dans la région

PARIS: En ce début 2023 qui continue à mettre le Moyen-Orient sur le devant de la scène comme l’un des centres de l’affrontement international (dont l’Ukraine est l’actuel centre de gravité); des scénarios emblématiques priment dans toute vision d’une région éprouvée par les crises chroniques et le pourrissement des États-nations, et dont l’importance géostratégique a été doublée par le facteur énergétique. Dans ce contexte, la France a aussi tenté en 2022 de développer une nouvelle posture stratégique, pour permettre le maintien du rôle historique d’une ancienne puissance mandataire, et la défense des intérêts français stratégiques et économiques.

À partir des anticipations sur l’avenir de la zone, testées à l’aune des dures réalités de ces dernières années, la France devrait appréhender le Proche-Orient avec prudence et clarté, à l’heure d’une possible bipolarité américaine-chinoise dans la région.

Points d’appui d’un nouvel intérêt stratégique

À la fin d’août 2021, presque simultanément avec le retrait américain anticipé de l’Afghanistan, la conférence régionale de Bagdad, initiée par la France, a été l’occasion de promouvoir une nouvelle version de «la politique arabe de la France» amorcée par le général de Gaulle à la fin des années 1950 et en pleine guerre froide afin de garder une place pour la France dans cette région mouvementée. À notre époque, le président français, Emmanuel Macron, veut démontrer sa capacité à maintenir le dialogue avec tous les acteurs majeurs du Proche-Orient.

Un certain apaisement prévaut dans la zone avec un Irak normalisé conduit par Moustafa al-Kadhimi, un conflit syrien gelé, un statu quo au Liban, et une phase d’ouverture de la Jordanie envers la Syrie. Paris espérait tirer profit de ces faits sur les plans économique et politique. Mais ce climat ne saurait perdurer au moment où l’Irak recommence à sombrer depuis les élections d’octobre 2022 et alors que la région subit les effets néfastes de la guerre en Ukraine. Malgré cette situation qui renoue plutôt avec l’instabilité, la diplomatie française tient à son rôle de facilitateur, de médiateur et de rassembleur, afin de redonner à la France une voix prépondérante dans l'arène régionale.

Avec l’éviction de la France des questions syrienne et israélo-palestinienne de facto, la Jordanie s’impose comme nouvel interlocuteur proche de Paris, grâce à son rôle modérateur et au rapprochement réalisé dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

Parmi les points d’appui pour l’action de la France figure en premier lieu l’Irak, pays pivot avec lequel les liens forts remontent aux années 1970. Ainsi, la France se présente comme un allié permanent de l'Irak, en s'appuyant sur la réputation acquise en refusant de participer à l'invasion de ce pays arabe en 2003, afin d'y tirer des dividendes économiques après sa stabilisation. Cependant, la tâche française se complique avec l’avènement au pouvoir à Bagdad d’une direction pro-iranienne, et les attaques militaires contre le Kurdistan d’Irak menées par les deux voisins, l’Iran et la Turquie.

L’autre point d’appui historique est le Liban, toujours empêtré dans sa crise structurelle, avec une lueur d’espoir incarnée par l’accord de délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, et le possible accès du pays du Cèdre au stade de pays pétrolier. Avec l’éviction de la France des questions syrienne et israélo-palestinienne de facto, la Jordanie s’impose comme nouvel interlocuteur proche de Paris, grâce à son rôle modérateur et au rapprochement réalisé dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. En somme, le nouvel intérêt stratégique de la France s’ajoute à l’enjeu de la sécurité régionale et aux autres enjeux de la politique proche-orientale de la France.

Quête d’une nouvelle posture stratégique

La France, comme puissance d’influence mondiale, s’intéresse à cette région pour des raisons géopolitiques, économiques et historiques. Elle compte sauvegarder son rôle et ses intérêts en contribuant à sécuriser ses approvisionnements énergétiques et y garantir la liberté de navigation, tout en conservant ses différents intérêts et ses parts de marché.

Ces intérêts sont défendus par une présence politique, culturelle et économique visible (le Liban, la Jordanie, l’Irak, ainsi que les Émirats arabes unis [EAU] et l’Égypte se placent comme des partenaires privilégiés) et par trois pôles de présence militaire qui rassemblent près de deux mille hommes: dans la zone irako-syro-jordanienne pour l’opération Chammal (Q.G. en Jordanie) contre Daech; dans le Golfe avec les deux bases aux EAU et au Liban à travers la Force intérimaire des nations unies au Liban (Finul).

Cette volonté de la France risque d’être entravée par les recompositions géopolitiques en cours: redéfinition de la présence américaine, consolidation du rôle russe, percée chinoise et postures interventionnistes de la Turquie et de l’Iran.

Mais cette volonté de la France risque d’être entravée par les recompositions géopolitiques en cours: redéfinition de la présence américaine, consolidation du rôle russe, percée chinoise et postures interventionnistes de la Turquie et de l’Iran. Cette compétition féroce dans la région laisse le champ ouvert pour que d’autres acteurs attirent ou influencent les partenaires classiques de la France.

Période post-Covid-19, guerre en Ukraine et scénario de l’après-pétrole imposent de nouvelles règles du jeu. En effet, la guerre contre le terrorisme ne pourrait pas constituer la principale justification de la présence française. Cela conduit à la nécessité de redéfinir les priorités pour la posture française afin qu’elle soit adéquate aux moyens déployés face aux défis grandissants (courses à l’armement, diplomaties culturelles et économiques, révolution numérique et dérèglement climatique).

Cette remise en question devrait prendre en compte les besoins des partenaires et l’importance des accords de sécurité, pour que la France prouve sa détermination à être une puissance alternative et stabilisatrice.

L’exemple de la conférence Bagdad II

Quid du bilan de l’action proche-orientale de la France en 2022? Malgré les changements intervenus et les répercussions de la compétition régionale-internationale, la diplomatie française a réussi contre vents et marées à maintenir l’engagement politique et sécuritaire (partenariats stratégiques et accords de défense et de sécurité) et à développer les intérêts économiques et culturels de Paris.

Alors que les relations avec l’Iran se sont dégradées compte tenu de l’impasse dans les négociations nucléaires, des contestations internes et de la coopération militaire iranienne avec la Russie, les liens avec les pays arabes du Golfe et l’Égypte se sont renforcés, entraînant un effet positif sur l’attention française portée sur le Liban et l’Irak.

Concernant le pays du Cèdre, malgré la paralysie institutionnelle, Paris a contribué efficacement à la mise en scène de touches finales de l’arrangement relatif aux frontières maritimes entre le Liban et Israël.

La France a tout intérêt à coordonner son travail – dans la mesure du possible – avec ses partenaires européens qui partagent des intérêts sécuritaires et énergétiques dans la région.

Mais la principale réalisation a été la tenue de la conférence de Bagdad II, le 20 décembre, au centre King Hussein bin Talal, sur les bords de la mer Morte en Jordanie. Cette deuxième édition de la conférence dite «de partenariat et de coopération» réunissait tous les acteurs régionaux, dont l’Arabie saoudite et l’Iran, ainsi que l’Égypte et la Turquie. L’objectif de cette conférence était d’apporter un soutien à la stabilité, la sécurité, et la prospérité de l’Irak et de traiter de l’ensemble de la région, en se penchant sur des problèmes communs, comme le réchauffement climatique et la sécurité alimentaire, sans omettre d’évoquer les crises régionales. Il s’agissait également pour les pays participants d’espérer tirer bénéfice du climat d’apaisement et des effets positifs de rencontres bilatérales en marge de la conférence.

Si cette conférence a eu le mérite d’être maintenue après la formation tardive d’un gouvernement irakien en octobre dernier, et malgré les répercussions de recompositions géopolitiques, les résultats concrets ne paraissent pas confirmés avec la poursuite de tentatives du remodelage de la zone. Enfin, la France a tout intérêt à coordonner son travail – dans la mesure du possible – avec ses partenaires européens qui partagent des intérêts sécuritaires et énergétiques dans la région. Elle devrait élaborer en premier lieu une approche cohérente par rapport aux crises régionales.

 


Au Salon de l'agriculture, Macron attendu au tournant

Une femme marche devant une affiche sur laquelle on peut lire "Fiers et unis avec nos agriculteurs" à la veille de l'ouverture du 61e Salon international de l'agriculture (SIA), au parc des expositions de la Porte de Versailles, à Paris, le 21 février 2025. (AFP)
Une femme marche devant une affiche sur laquelle on peut lire "Fiers et unis avec nos agriculteurs" à la veille de l'ouverture du 61e Salon international de l'agriculture (SIA), au parc des expositions de la Porte de Versailles, à Paris, le 21 février 2025. (AFP)
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  • Le 61e Salon de l'agriculture est inauguré samedi à Paris par Emmanuel Macron, attendu au tournant par des agriculteurs toujours remontés et par des organisateurs aux aguets après sa visite chaotique de l'an dernier
  • Plus de 600.000 visiteurs sont attendus sur les neuf jours du Salon

PARIS: Visites politiques encadrées et les vaches seront bien gardées? Le 61e Salon de l'agriculture est inauguré samedi à Paris par Emmanuel Macron, attendu au tournant par des agriculteurs toujours remontés et par des organisateurs aux aguets après sa visite chaotique de l'an dernier.

Pas d'incitation à chahuter cette année, mais des appels au calme ambivalents de la part des principaux syndicats agricoles, qui doivent être reçus l'un après l'autre en début de matinée avant la traditionnelle coupe de ruban et la déambulation présidentielle.

Plus de 600.000 visiteurs sont attendus sur les neuf jours du Salon, qui ouvre ses portes au public à 09H00. En 2024, des milliers de personnes avaient été bloquées à l'extérieur pendant plusieurs heures en raison de heurts entre manifestants et CRS en marge de la venue d'Emmanuel Macron, entre huées, insultes, bousculades et violences.

Sécurité renforcée, commissariat mobile, chartes pour encadrer les visites politiques... Les organisateurs sont sur les dents pour ne pas voir se répéter le scénario catastrophe de l'an dernier.

L'entourage d'Emmanuel Macron lui a conseillé d'éviter une visite marathon, à l'image des 13 heures de déambulation de 2024 parmi les plus de 1.400 exposants et 4.000 animaux accueillis chaque année.

"Le président sera très probablement pris à parti", a averti Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, syndicat historique, qui l'attend sur les dossiers internationaux.

Cet automne, c'est l'opposition à l'accord de libre-échange UE-Mercosur qui a servi de cri de ralliement pour relancer les manifestations d'agriculteurs, qui dénoncent aussi les taxes douanières chinoises et craignent des mesures similaires de la nouvelle administration américaine.

"Je souhaite qu'il en parle à Donald Trump (...): arrêter les importations massives qui ne respectent pas nos normes, lever les contraintes qui nous empêchent d'être compétitifs", renchérit Pierrick Horel des Jeunes Agriculteurs, alliés de la FNSEA.

Pour Patrick Legras, porte-parole de la Coordination rurale, forte de sa percée aux élections professionnelles de janvier, "ça va être tendu". Selon lui, Emmanuel Macron va aussi avoir du mal à "expliquer qu'on négocie encore un accord pour importer du sucre ou du poulet d'Ukraine" — l'accord d'association UE-Ukraine, en cours de révision — évoquant des produits érigés en symboles d'une "concurrence déloyale".

Coutumière des actions coup de poing, la Coordination rurale a toutefois passé à ses sympathisants un message d'apaisement, dans l'espoir qu'Emmanuel Macron "aura vraiment quelque chose" à leur dire, selon sa président Véronique Le Floc'h.

- "Où sont les promesses?" -

Plus d'un an après la mobilisation qui avait bloqué routes et autoroutes, l'heure est au bilan des mesures obtenues par les agriculteurs qui réclament un revenu "décent", plus de considération et moins d'injonctions.

Pour le gouvernement, ses engagements ont été "honorés": "500 millions d'euros d'allégement de charges fiscales prévus dans le budget", "soutien à la trésorerie pour les agriculteurs en difficulté", "indemnisations à hauteur de 75 millions d'euros aux propriétaires du cheptel touché par les épizooties" ou encore "la mise en place du contrôle administratif unique en octobre dernier".

Surtout, deux jours avant le Salon, le Parlement a adopté la loi d'orientation agricole, attendue depuis trois ans par la profession. Ce texte érige l'agriculture au rang "d'intérêt général majeur", facilite les installations, la construction de bâtiments d'élevage et le stockage de l'eau, tout en dépénalisant certaines infractions environnementales.

"Un an après, où sont passés les prix plancher et ses promesses? Au Salon 2024, nous demandions des prix minimum garantis pour les producteurs: non seulement on n'a pas du tout avancé, mais la situation est pire aujourd'hui", s'indigne Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne, troisième syndicat.

Elle estime que les demandes de l'alliance FNSEA-JA et de la CR ont été privilégiées, au détriment d'une "réelle transition agroécologique". Un argument repris par la gauche à propos de la loi d'orientation agricole.

Les personnalités politiques de tous bords devraient se succéder auprès de la vache limousine Oupette, égérie de l'édition 2025. Le Premier ministre François Bayrou est attendu lundi.

Malgré la volonté des organisateurs de limiter les visites à une journée pour chaque parti, Jordan Bardella (RN) a prévu de s'y rendre dimanche et lundi avec une délégation, comme en 2024, où les demandes de "selfies" avec le chef du parti d'extrême droite avaient contrasté avec la visite présidentielle.

En novembre, à la veille de nouvelles mobilisations paysannes, il s'était affiché dans le Lot-et-Garonne avec des cadres de la Coordination rurale, qui faisait campagne de son côté pour "dégager la FNSEA" des chambres d'agriculture.


France: face à des familles en colère, un maire annonce que les corps de 60 harkis ont été transférés en 1986

Des membres de familles harkies se tiennent près d'une stèle commémorative énumérant 146 noms de Harkis décédés, dont 101 enfants, à Rivesaltes, dans le sud-ouest de la France, le 21 février 2025. (AFP)
Des membres de familles harkies se tiennent près d'une stèle commémorative énumérant 146 noms de Harkis décédés, dont 101 enfants, à Rivesaltes, dans le sud-ouest de la France, le 21 février 2025. (AFP)
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  • Le maire André Bascou, en poste depuis 1983, a présenté vendredi ses excuses aux familles qui cherchent à savoir où ont été enterrés une soixantaine de corps et à leur offrir une "sépulture digne"
  • "Entre le 15 et le 19 septembre 1986, les corps ont été exhumés et inhumés au cimetière Saint-Saturnin. Je ne sais pas précisément où ils se trouvent", a déclaré le maire octogénaire, regrettant de ne pas avoir contacté les familles "à l'époque"

RIVESALTES: Les ossements de 60 harkis décédés et inhumés sans sépulture au camp de Rivesaltes, dans le sud de la France, entre 1962 et 1964, ont été transférés en 1986 dans un cimetière de la ville, a révélé vendredi le maire, face à des familles, en colère, à la recherche de corps, dont ceux de 52 bébés.

Après l'indépendance de l'Algérie en 1962, 21.000 harkis - ces Français musulmans recrutés comme auxiliaires de l'armée française pendant la guerre - et leurs familles ont transité par le camp de Rivesaltes, près de Perpignan.

A l'automne dernier, des tombes d'enfants harkis décédés entre 1962 et 1964 ont été découvertes lors de fouilles demandées par les familles, mais elles étaient dépourvues d'ossements.

Le maire André Bascou, en poste depuis 1983, a présenté vendredi ses excuses aux familles qui cherchent à savoir où ont été enterrés une soixantaine de corps et à leur offrir une "sépulture digne".

"Entre le 15 et le 19 septembre 1986, les corps ont été exhumés et inhumés au cimetière Saint-Saturnin. Je ne sais pas précisément où ils se trouvent", a déclaré le maire octogénaire, regrettant de ne pas avoir contacté les familles "à l'époque".

Dans la salle de la mairie de Rivesaltes, une trentaine de proches de ces enfants défunts ont montré colère et incompréhension, ont constaté des journalistes de l'AFP.

La ministre déléguée en charge de la Mémoire et des Anciens combattants, Patricia Mirallès, qui avait réclamé en octobre 2023 la tenue de fouilles sur le camp de Rivesaltes, a salué la tenue de cette réunion mais réclamé que le maire fasse "la lumière sur tout ce qui s'est passé, avec des archives que nous avons nous-mêmes retrouvées au ministère des Armées".

"Les dépouilles sont aujourd'hui dans le cimetière de Rivesaltes", a-t-elle ajouté devant la presse, "je crois qu'on est dans la reconnaissance".

Entre 1962 et 1965, environ 90.000 harkis et leurs familles ont fui les massacres de représailles en Algérie et ont été accueillis en France. Plusieurs dizaines de milliers furent parqués dans des "camps de transit et de reclassement" gérés par l'armée, aux conditions de vie déplorables et théâtre d'une surmortalité infantile.


France: face à la menace d'extinction des civelles, le pari du repeuplement

Ces très jeunes anguilles pêchées sur la Vie, un fleuve côtier de Vendée (ouest), sont acheminées par camion frigorifique dans les zones définies comme les plus propices à leur croissance. (AFP)
Ces très jeunes anguilles pêchées sur la Vie, un fleuve côtier de Vendée (ouest), sont acheminées par camion frigorifique dans les zones définies comme les plus propices à leur croissance. (AFP)
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  • Sous les couvercles, les civelles, petits poissons gris translucides de quelques centimètres, fins comme des vers, s'agitent dans un fond d'eau
  • Bottes en plastique aux pieds et parka sur le dos, les hydrobiologistes déversent délicatement les civelles en bordure du fleuve, sur une dizaine de kilomètres en aval de Saumur, dans l'ouest de la France

SAUMUR: D'une berge déserte, deux barques en acier chargées d'une montagne de boîtes s'élancent sur la Loire, plus long fleuve de France: à l'intérieur, 400 kg de civelles. Menacé d'extinction, cet alevin de l'anguille fait l'objet d'un programme de repeuplement au long cours.

Sous les couvercles, les civelles, petits poissons gris translucides de quelques centimètres, fins comme des vers, s'agitent dans un fond d'eau.

Bottes en plastique aux pieds et parka sur le dos, les hydrobiologistes déversent délicatement les civelles en bordure du fleuve, sur une dizaine de kilomètres en aval de Saumur, dans l'ouest de la France.

"Une partie des civelles sont marquées. Cela permet d'opérer un suivi à six mois, un an et trois ans pour vérifier leur développement, leur taux de croissance et leur répartition sur la zone", explique Yann Le Péru, hydrobiologiste du centre d'étude Fish Pass, prestataire scientifique du programme de repeuplement, porté par le comité régional des pêches (Corepem) et qui répond à un appel à projet du ministère français de la Transition écologique.

Ces très jeunes anguilles pêchées sur la Vie, un fleuve côtier de Vendée (ouest), sont acheminées par camion frigorifique dans les zones définies comme les plus propices à leur croissance.

"Dans les années 2000, avant les quotas de pêche, on a vraiment mesuré le déclin. Mais depuis trois ou quatre ans, on observe à nouveau une croissance des populations. On espère que c'est le repeuplement qui fonctionne", affirme Fabrice Batard, pêcheur en Loire depuis 22 ans, à la barre de l'une des embarcations.

Climat, pêche et pollution 

Depuis 2007, l'Union européenne prévoit que tout État membre autorisant la pêche à la civelle en affecte au moins 60% au repeuplement. En France, cela représente chaque année environ 30 tonnes des 50 tonnes pêchées.

Mais le cycle de vie de l'anguille, complexe et encore mal connu, rend sa protection particulièrement ardue.

Les anguilles européennes et américaines naissent dans la mer des Sargasses, dans l'Atlantique Nord, leurs larves (appelées leptocéphales) s'orientant ensuite vers les continents en s'aidant des courants marins.

"Les leptocéphales deviennent des civelles, qui vont remonter dans les cours d'eau. Elles grandissent dans les fleuves et lagunes pendant 5 à 35 ans, puis se métamorphosent une nouvelle fois et migrent à nouveau pour aller pondre en mer", retrace Eric Feunteun, professeur en écologie marine du Muséum national d'histoire naturelle à Paris.

Pour expliquer le déclin des populations d'anguilles, phénomène mondial, les scientifiques mettent en avant une conjonction de facteurs humains, la pêche en étant "un parmi d'autres", précise Éric Feunteun.

Les phénomènes océaniques liés au dérèglement climatique font évoluer les courants et déplacent les zones de ponte. En eau douce, les barrages et écluses perturbent les migrations. Les aménagements des fleuves et la bétonisation des berges jouent également un rôle majeur, tout comme la pollution. D'après Eric Feunteun, les anguilles les plus contaminées mesurent en moyenne vingt centimètres de moins que leurs congénères, ce qui pourrait altérer leur fécondité.

Braconnage 

Une autre menace de taille pèse depuis plusieurs années sur les civelles: le braconnage. Cet "or blanc" peut se vendre en Asie jusqu'à 5.000 euros le kg, selon l'Office français de la biodiversité (OFB).

D'après Europol, environ 100 tonnes de civelles sont braconnées chaque année dans l'Union européenne et acheminées en Asie via des filières illicites.

Pour le moment, considérant le long cycle de vie des anguilles, "il est encore difficile de prouver scientifiquement le bénéfice des programmes de repeuplement mis en place depuis dix ans, mais il y a des indices", explique Alexis Pengrech, du comité régional des pêches.

Co-auteur d'une analyse sur dix ans du repeuplement, Eric Feunteun considère que le repeuplement pourrait bien être efficace pour restaurer la population.

"On a pu montrer que la croissance des anguilles s'était améliorée mais pas, si ce n'est par déduction, que la mortalité a baissé. C'est intuitif, mais il faut encore consolider les études pour pouvoir le démontrer", affirme-t-il.

"On nous a dit il y a quinze ans que l'espèce pouvait disparaître", se souvient le pêcheur Fabrice Batard. "A nous tous de jouer pour que ça n'arrive pas."