TRIPOLI: Le gouvernement de Tripoli s'est attiré une vague de critiques en remettant à Washington un suspect de l'attentat de Lockerbie, mais il espère, par ce risque calculé, un soutien américain accru face à ses rivaux dans ce pays profondément divisé, selon des analystes.
Abou Agila Mohammad Massoud Kheir al-Marimi, un Libyen accusé d'avoir préparé la bombe de l'attentat survenu en 1988 au-dessus de Lockerbie en Ecosse (270 morts) a été livré, en toute discrétion aux autorités américaines mi-décembre.
Après cette extradition, le gouvernement dirigé par Abdelhamid Dbeibah a essuyé des critiques virulentes de la part de rivaux politiques, de défenseurs des droits et de proches de détenus libyens susceptibles d'être à leur tour livrés à un pays tiers.
"Le dossier de l'affaire de Lockerbie est officiellement rouvert", a indiqué à l'AFP Khaled al-Montasser, professeur en relations internationales à l'Université de Tripoli.
Pourtant, pour l'Etat libyen, l'affaire était close depuis 2003 lorsque le régime de Mouammar Kadhafi avait reconnu sa responsabilité dans l'attentat, versé 2,7 milliards de dollars de dédommagements aux familles des victimes et extradé deux Libyens dont un seul a été condamné en 2001 par une cour écossaise siégeant aux Pays-Bas.
Selon M. Montasser, Dbeibah "ne se contentera probablement pas de l'extradition d'un seul suspect. D'autres suivront inévitablement".
Sous la pression de l'opinion publique, M. Dbeibah a reconnu avoir livré Abou Agila, tout en assurant avoir "agi dans le respect de la souveraineté de la Libye" et niant vouloir extrader Abdallah Senoussi, ex-chef des renseignements libyens, beau-frère par alliance de Kadhafi.
"Senoussi ne sera pas remis aux Etats-Unis, et il est dans sa prison à Tripoli", a-t-il dit vendredi à la chaîne Al-Arabiya.
«Deal» politique
"Washington ne clôt jamais des affaires pénales" qui concerne ses ressortissants, a rappelé M. Montasser. Il est de son habitude de "revenir sur de vieux dossiers (...), cette fois pour faire pression sur les dirigeants politiques libyens".
Pour l'universitaire, l'extradition d'Abou Aguila était donc "inévitable" (...), "aucune autorité libyenne n'aurait pu s'y opposer".
L'analyste Abdallah al-Rayes y voit surtout un "deal politique" entre Tripoli et Washington dans l'espoir de "faire bouger la position des Etats-Unis sur la Libye".
"Des dirigeants libyens espèrent ainsi redorer leur image" aux yeux de Washington et renforcer leur position dans la perspective de la tenue, "de plus en plus probable", d'élections en 2023, selon lui.
"Les justifications" de M. Dbeibah, "ne sont pas convaincantes" et ont mis l'exécutif de Tripoli dans l'embarras, "accusé de s'être soumis à la volonté d'un pays étranger", ajoute-t-il.
L'exécutif de Tripoli, dont la légitimité est contestée par le Parlement basé dans l'Est et un exécutif parallèle, doit arracher un soutien international à coup de faveurs.
"Il ne s'agit pas de transactions claires, mais la campagne de séduction de Dbeibah est une réalité indubitable", explique à l'AFP le chercheur Jalel Harchaoui.
"Dbeibah, dont la popularité en Libye diminue, a remarqué que certains Etats étrangers s'accommodent de son maintien de mois en mois", note ce spécialiste de la Libye.
Assurances américaines
Près de onze ans après la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye reste déchirée entre factions rivales de l'est et l'ouest. Depuis mars, deux gouvernements se disputent le pouvoir: l'un basé à Tripoli et reconnu par l'ONU, l'autre soutenu par le camp du maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'Est.
Faisant écho aux propos de M. Dbeibah, Washington a tenu à rassurer les Libyens: le transfert d'Abou Agila aux autorités des Etats-Unis "pour qu'il y soit jugé pour des accusations liées à l'attentat contre la Pan Am 103 était légal et mené en coopération avec les autorités libyennes", a dit l'ambassade américaine à Tripoli dans un tweet.
Washington "ne revient pas sur l'accord conclu en 2008 avec le gouvernement libyen de l'époque" qui a "satisfait les demandes des Etats-Unis et de ressortissants américains découlant d'actes terroristes", dont celui de Lockerbie.
Cet accord mettait "fin aux poursuites pour obtenir des dédommagements devant les tribunaux américains découlant de ces actes", selon l'ambassade américaine.
Toutefois, a ajouté l'ambassade, ce pacte "ne limite en rien notre coopération en matière d'application de la loi et n'a aucune incidence sur les accusations criminelles portées contre les responsables de l'attentat".