GRANDE-SYNTHE: "Khalass", ça suffit: au lendemain d'un nouveau naufrage mortel dans la Manche, un jeune père de famille irakien, qui campe depuis des mois sur le littoral français, préfère abandonner son rêve anglais. "Trop de gens sont morts" en tentant la traversée, dit-il.
Le trentenaire, originaire de Mossoul, dit s'appeler Sboika. Parti d'Irak en 2019, il gravite depuis six mois sur les côtes françaises face à la Grande-Bretagne.
"Un ami de 14 ans est parti vers l'Angleterre. Et un jour, des gens m'ont appelé pour dire qu'il était mort. Je ne peux pas rester ici, sinon, je risque de mourir aussi", dit-il, en attendant une soupe chaude servie sur un camp de Grande-Synthe, près de Dunkerque.
"Trop de gens sont morts. Je n'en dors plus. Je ne veux pas qu'un jour mon téléphone ne réponde plus et qu'un ami appelle ma femme et mes deux enfants pour leur dire que j'ai disparu en mer. Je préfère rentrer en Irak, finalement c'est mieux que l'Europe," lance-t-il dans un sourire amer.
Le naufrage de mercredi, qui a fait au moins quatre morts au large de Douvres, est sur toutes les lèvres dans ce camp coincé entre la raffinerie et le port de Dunkerque. Des dizaines d'Afghans, Soudanais, Pakistanais et autres y bivouaquent dans la boue.
«Vraiment pas loin»
Mais la tragédie est loin de décourager les velléités de départ, pas plus que le froid, qui accentue encore le risque des traversées: avec une eau en-dessous de 10°C actuellement, les chances de survie sont plus minces que jamais en cas d'avarie.
Le chemin menant aux tentes est encore bordé de glace malgré le soleil de la mi-journée. Et le vent transperce les fins manteaux humides.
"Que veux-tu qu'on y fasse... On veut traverser, alors on attend ici", lance, fataliste, un trentenaire afghan, les yeux vissés sur son téléphone. Il jette des morceaux de palettes, des emballages plastiques et des restes de nourriture pour alimenter une flamme faiblarde.
Ali, un Soudanais de 22 ans, a l'entrain des nouveaux venus: il est arrivé en France il y a deux semaines, via Malte. "Il fait horriblement froid. On a des couvertures, mais hier il a plu alors c'est mouillé, et puis nos affaires sont régulièrement prises par la police", déplore-t-il.
Mais il sourit: il y est presque, pense-t-il, et compte passer "le plus vite possible".
"J'attends le bon moment pour prendre la mer", renchérit Salif Sineba, un Malien de 22 ans, qui rêve de devenir footballeur en Grande-Bretagne.
"En Libye aussi j'aurais pu mourir" en traversant la Méditerranée vers l'Italie, "mais là, l'Angleterre n'est vraiment pas loin".
Les secours français ont «apporté tout leur soutien» aux Britanniques
"Les autorités françaises ont apporté tout leur soutien et leur concours aux autorités britanniques sur l'ensemble de cette opération", coordonnée par Londres, écrit la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord (Prémar) dans un communiqué.
A 03H02, le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) "reçoit un appel de l'association Utopia 56 transmettant la position d'une embarcation précaire quelques minutes plus tôt, soit à 02H53", rapporte la Prémar.
Le canot "n'était pas détectable par radar, le Cross a alors modélisé une +piste simulée+ (...) pour suivre l'embarcation. Il a également contacté un deuxième pêcheur (...) en zone britannique, en lui demandant d’exercer une veille attentive", relate la Prémar.
"Depuis 03H13, le Maritime Rescue Coordination Centre (MRCC) de Douvres et le CROSS Gris-Nez étaient en contact permanent" et communiquaient en particulier sur cette embarcation, poursuit le communiqué. "Le MRCC a déclaré prévoir un moyen nautique de la RNLI (équivalent de la SNSM française) pour la récupérer".
"A 03H36, la modélisation réalisée a permis d'estimer que l'embarcation était passée en zone britannique" indique la Prémar.
Ensuite, "à 04H21, le CROSS a reçu un message 'Mayday' émis par le MRCC de Douvres pour une embarcation en train de couler avec des naufragés à la mer" et "une opération de sauvetage d'envergure a été lancée, coordonnée" par les Britanniques, mobilisant des moyens britanniques et français.
«Dans la boue»
Selon Claire Millot, responsable de l'association Salam qui nourrit les migrants, ceux-ci partent "dès que la mer est calme", à cause "des conditions de vie déplorables".
"Ils sont dans la boue, sans toilettes, sans points d'eau. Ils n'ont pas tous une tente à cause des démantèlements", poursuit-elle. "Si on veut les empêcher de partir, il faut les accueillir chez nous."
Plus de 50 000 personnes ont tenté la traversée depuis le 1er janvier, un nouveau record depuis le début du phénomène en 2018, en dépit d'un accord signé mi-novembre entre Londres et Paris pour lutter contre les migrations clandestines.
Selon l'association de soutien aux migrants Utopia, environ 800 personnes séjournent à Grande-Synthe et environ autant à Calais.
"Les départs ne diminuent pas l'hiver", souligne Charlotte Kwantes, coordinatrice de l'association. "Dès que les conditions sont réunies, les départs sont plus intenses et les services se retrouvent débordés."
La nuit du naufrage, l'association assure avoir prévenu les services de secours dès 3H00 du matin, mais n'avoir constaté aucune opération de sauvetage avant 4H00 sur les applications de suivi des navires.
Elle espère "une enquête" sur une possible défaillance des secours, déjà mis en cause dans le naufrage qui a fait 27 morts en novembre 2021. L'enquête est toujours en cours.