Carlos Ghosn, quelle vérité est la plus dure à admettre ?
Il n’y a pas qu’une … il y a beaucoup de vérités, plutôt des réalités dures à admettre. Que je dédie une très grande partie de ma vie professionnelle à une entreprise à l’époque donnée pour morte (…) dix-sept ans de direction générale de Nissan donc, puisque j’ai abandonné ce poste fin 2016, dans un pays qui n’est pas particulièrement connu pour son ingratitude, et là tout d’un coup: ce choc, ce traitement, cette haine, cette revanche!
La deuxième réalité, c’est le lâchage et l’abandon de la France ! Je n’étais pas allé au Japon en tant que touriste, mais bien en tant que patron d’une entreprise française d’envergure, en tant que patron d’une alliance où les intérêts français étaient dominants.
Et là, coup de théâtre, au bout de quelques jours ils disent : «les intérêts supérieurs de la France résident dans l’alliance, dans les relations avec les Japonais».
Et moi, j’ai été abandonné sur le bord de la route !
Comment un fin renard comme vous, connu pour son flair et sa vision, n’a rien vu venir ?
J’avais des doutes de temps en temps, je restais prudent, mais il est vrai que j’ai été surpris par toute cette action. Il pouvait y avoir quelques malentendus, notamment sur les engagements salariaux qui pouvaient être faits après la retraite. Mais ils n’étaient ni décidés ni payés, et jamais je n’aurais imaginé qu'un différend de ce genre finirait par une arrestation, c’était un choc !
C’était une vaste supercherie! Mon arrestation portait un objectif particulier; les Japonais se sont dit : «On en a marre de l’influence de l’État français sur Renault, et des demandes faites par l’administration française vis-à-vis des Japonais». Ils ont très vite constaté que le seul moyen de couper cette influence, c’était de me sortir.
Vous êtes donc le bouc émissaire ?
Bouc émissaire ou pas, je ne sais pas, mais une décision a été prise. Ça aurait pu se passer différemment car je suis ferme, décisif, mais je ne suis pas partisan d'une ligne dure. (…) Je savais très bien que si les Japonais ne voulaient plus de cette alliance, la garder en vie serait compliqué.
On aurait dû me le dire tout de suite, je serais sorti, tout ça aurait pu être évité. Parce que, moi je suis une victime bien sûr, mais il n’y a pas que moi. Nissan en tant qu’entreprise est une victime, au même titre que Renault. Tous les petits génies qui ont monté cette opération, (…) j’espère les voir un jour rendre des comptes.
Carlos Ghosn, en quelques minutes, vous êtes passé de personnage à… une « affaire ». Comment pouvez-vous résumer cette affaire ?
C’est une mauvaise affaire. Pour moi c’est un complot, une machination menée avec succès. Elle naît dans un petit groupe qui lie le gouvernement japonais au Procureur, et prend son envol avec la collusion de la presse japonaise, ravie de rendre service. La presse n’était que louanges jusqu’au moment de mon arrestation, et puis, tout d’un coup, en vingt-quatre heures, c’était fini!
J’étais devenu le vilain canard, le dictateur cupide ! C’est la description faite devant le public japonais, qui n’en revenait pas. J’ai passé plusieurs mois au Japon après mon arrestation, et quand je me baladais à Tokyo les gens étaient toujours très aimables, comme si de rien n’était! Ils étaient surpris de voir cet homme, présenté comme étant un «role model» pendant dix-sept ans, traité tout d’un coup en pestiféré. Non seulement on l’accuse d’actes ignobles, mais on critique de surcroît son management, soi-disant absolument horrible, alors que, vous le savez bien, plusieurs bouquins de management ont été écrits, qu’il y avait des références... ! Ça ne tient pas la route !
Le fait d’écrire ce livre est pour vous une catharsis ?
Je n’écris pas ce livre pour me soigner, je l’écris car il y a eu tellement de mensonges et de manipulations, avec la complicité de la presse internationale. Il faut par conséquent créer un contrepoids de vérité, avec des éléments solides qui racontent les événements tels qu’ils ont eu lieu. La vérité finit toujours par triompher.
Il n’y a pas que ce livre, un deuxième est prévu pour mars ou avril, sur un thème différent. Deux séries télévisées sont en préparation, l’une documentaire et l’autre fictive, parce que cette histoire est extrêmement riche, complexe, et met en cause plusieurs aspects de notre époque.
Dans toute cette affaire, y a-t-il un moment qui vous révolte le plus ?
La façon dont ma famille a été traitée: c’est incompréhensible!
Quelle question a-t-elle été la plus sensible de votre interrogatoire ?
Il y avait cette rengaine qui revenait constamment dans le discours des procureurs : «vous feriez mieux d’avouer tel ou tel crime, sinon on va rajouter des accusations. Et si vous persistez dans cette attitude, on ira enquêter du côté de votre épouse, de votre famille». Cela m’a fait réaliser que même s’ils n’avaient rien contre moi, mon nom paraissait dans la presse dans un contexte de suspicion, et le mal était déjà fait.
C’est le «character assassination» dont vous parliez…
Oui, mais «collective character assassination!»
On l’appelle « système de l’otage » au Japon, et le terme ne vient pas de moi, mais de l’Organisation des Nations unies (ONU). L’ONU a d’ailleurs déjà mis en cause ce système il y a quatre ans.
Je trouve absolument choquant que le Japon obtienne des accords internationaux, comme ceux du libre-échange avec l’Europe, sur la base du respect des droits de l’homme. On signe ces ententes mais on ne les respecte pas ! C’est une affaire de dupes !
Comment avez-vous vécu cette « chute » ?
Je débarquais d’un univers où j’avais trois entreprises et un emploi du temps saturé, et tout d’un coup, plus rien. Imaginez-vous dans une cellule de prison, démuni, vous n’avez pas de montre, pas de ceinture, quelques bouquins, c’est tout ! Du jour au lendemain! Le choc est très dur, mais il faut s’adapter, ça s’est fait.
Des «fuites» quotidiennes dans la presse, orchestrées par le procureur de Tokyo, à votre fuite, la cavale du siècle orchestrée avec brio! Quelle revanche pour vous ! Qu’avez-vous éprouvé ?
Franchement, je n’ai pas quitté le Japon par défi, je l’ai quitté par désespoir, le désespoir d’obtenir gain de cause. (…) Une peine de mort avait été prononcée quelque part contre moi, et on était en train de l’exécuter. Et ce n’est pas une mort spectaculaire non plus: on vous met en prison, on prend cinq ans avant de vous juger, on vous ruine, on salit votre réputation, et on ne vous laisse pas parler!
C’est le sadisme du procureur japonais, en collusion avec le Vieux Nissan et des membres du gouvernement. Il ne faut pas oublier cette composante : jamais une affaire de ce type ne serait arrivée sans la complicité, si ce n’est l’initiative, du ministère de l'Industrie qui est très puissant au Japon.
Il a été question de l’affaire Juffali, mais aussi de l’affaire d’Oman qui a permis au procureur de vous renvoyer en prison ! Pourquoi cible-t-on des personnalités du Golfe à votre avis ?
D’abord, ils connaissent mes racines orientales, moi je venais assez souvent au Liban pour traiter des affaires qui concernait le Moyen-Orient.
De plus, il y avait une très grande sympathie pour moi dans le monde arabe, j’étais l’un des rares grands chefs d’entreprises issu du monde arabe. Auraient-ils trouvé un dealer japonais, ça n’aurait pas été aussi salace comme histoire qu’un saoudien ou un omanais !
Ils l’ont fait sciemment parce qu’ils savaient que j’avais des relations d’amitié avec un certain nombre d’entre eux. Mais ce n’est pas une amitié compromettante, ce sont de très bons distributeurs, de très bons hommes d’affaires, et ça, n’est pas du tout contesté. Ils l’ont fait pour introduire un côté un peu louche, se disant : «Au Moyen Orient, les relations ne sont pas aussi nettes que dans d’autres pays ». Ils ont utilisé ce préjugé, c’était très bien ficelé comme stratagème. C’est un coup monté avec la collaboration d’entreprises spécialisées dans la démolition de réputations. La facture était salée. Selon Bloomberg, plus de 200 millions de dollars ont été dépensés par Nissan, pour des prétendus dommages de 5 millions de dollars!
Quel est votre message aux Japonais ?
D’abord, que le véritable Carlos Ghosn n’est pas celui qu’on vous dépeint dans les médias, mais bien celui que vos connaissiez pendant dix-sept ans. Je leur dirai aussi que le Japon ne pourra continuer d’être une grande puissance économique et une bonne destination touristique si le système de l’otage n’est pas aboli ! Nombreux sont ceux qui le demandent au Japon.
D’après ce livre, vous avez été poignardé dans le dos par le Japon et lâché par la France. C’est au Liban que vous avez trouvé refuge finalement. C’est donc le seul pays sur lequel vous pouvez compter ?
C’est un fait, je ne peux pas le nier. Le président de la République libanaise a tenu une position très courageuse, même s’il n’a pas d’intérêt politique particulier dans cette affaire. J’étais patron de Renault, patron de Nissan et non pas patron d’une grande entreprise libanaise. C’est pourtant le seul à prendre position, et il a interrogé les autorités japonaises et l’ambassadeur du Japon. C’est le seul que mon épouse ait pu voir. Aucun officiel français ne l’a reçue à part l’ancien président Sarkozy, à l’attitude remarquable dans cette affaire d’ailleurs. Quiconque dit que la France ne m’a pas lâché, n’a pas suivi cette histoire et ne l’a pas comprise.
Et si je suis aujourd’hui au Liban, entre autres, c’est que j’ai senti une sincérité, une authenticité chez les autorités libanaises qui ne comprenaient pas: «Cet homme, qu’est-ce qu’il vous a fait ?»