NEW YORK/BOGOTA (Colombie): En raison du besoin grandissant d'aide humanitaire et de la priorité accordée à l'Ukraine, les acteurs du secteur se retrouvent à court d'argent; ils peinent à répondre aux crises urgentes qui sévissent dans d’autres régions du monde, comme en Syrie, en Afghanistan et en Éthiopie.
Pour l’année 2022, les Nations unies estiment à plus de 48,7 milliards de dollars (1 dollar = 1,01 euro) les fonds nécessaires aux organisations d'aide humanitaire actives dans les zones de conflit et de catastrophe pour secourir plus de 200 millions de personnes. Au mois d’août de cette année, elles n'avaient récolté qu'un tiers de la somme requise.
Cette situation est en partie imputable à la taille même des besoins humains dans le monde, des guerres simultanées aux catastrophes naturelles en passant par les crises financières et par les répercussions de la pandémie de Covid-19.
Un autre facteur ponctionne les coffres des agences humanitaires: la guerre en Ukraine. Depuis l'invasion de ce pays par la Russie, en février dernier, ce dossier a occupé le devant de la scène dans les pays occidentaux en termes d'aide internationale.
En effet, les Nations unies ont exhorté les donateurs à allouer cette année plus de 6 milliards de dollars pour soutenir les Ukrainiens déplacés ou affectés par les combats. Leur premier appel a récolté un montant supérieur aux fonds sollicités pour soutenir l'Ukraine. La deuxième campagne est sur le point de récolter la totalité des fonds requis.
En revanche, les programmes d'aide ne sont parvenus à réunir qu'une petite part des fonds nécessaires pour secourir les populations dans les autres points chauds de la planète: au Moyen-Orient (Irak, Syrie et Yémen), en Afrique (République démocratique du Congo, Éthiopie et Sud-Soudan), en Asie du Sud (Afghanistan, Bangladesh et Myanmar) et en Amérique latine (Colombie, Haïti et Venezuela).
Lors d'une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies consacrée à la situation en Syrie, le 29 août dernier, Joyce Msuya, secrétaire générale adjointe aux affaires humanitaires et coordinatrice adjointe des secours d'urgence au Bureau de la coordination des affaires humanitaires (Ocha), a exprimé «sa profonde inquiétude quant aux préjudices irréversibles occasionnés par le manque persistant de financement».
«Cette situation risque de compromettre l'assistance vitale et de restreindre les investissements consacrés aux moyens de subsistance et aux services de base. Ce manque de financement entraîne de lourdes conséquences: davantage de jeunes abandonnent l'école, les taux de malnutrition grimpent et les interventions qui visent à protéger les individus sont moins nombreuses.»
Au sujet de sa mission en Syrie, Mme Msuya précise qu’«il faut agir sans tarder; sinon, on risque de perdre toute une génération de jeunes Syriens».
On constate en effet une baisse des budgets d'aide alloués aux projets en Syrie et à l'aide aux réfugiés syriens accueillis dans les pays voisins. Cette baisse se poursuit en dépit de la recrudescence récente de la violence dans le nord de la Syrie (notamment dans la campagne d'Alep et dans le Nord-Est, contrôlé par les Kurdes), de la crise des déplacements qui perdure et des besoins humanitaires qui s'imposent de plus en plus. Cette série de crises survient dans un contexte où le processus politique se trouve enlisé et où le régime se tient au bord de la faillite économique.
Certains observateurs reprochent aux pays occidentaux, qui financent la plus grande partie de l'aide humanitaire, de suivre une politique de «deux poids, deux mesures», voire de faire preuve d'un racisme flagrant: ils financent à tour de bras les projets d'aide destinés à leurs concitoyens européens (majoritairement blancs et chrétiens) pris dans la crise ukrainienne et refusent de soutenir des projets indispensables au Moyen-Orient, à l'Afrique, à l'Asie du Sud ou encore à l'Amérique latine.
«Je suis profondément préoccupé par le manque de financement auquel sont confrontées une douzaine d'opérations menées dans plusieurs pays, du Bangladesh à la Colombie», a confié Filippo Grandi, le Haut-Commissaire des nations unies pour les réfugiés, lors d'une conférence de presse organisée en juillet. «Il faut insister et répéter sans relâche ce message [dans nos pays]: les actions humanitaires ne peuvent pas être accordées exclusivement à l'Ukraine.»
Le directeur général de l'OMS (Organisation mondiale de la santé, NDLR), Tedros Adhanom Ghebreyesus, a suscité un tollé auprès des diplomates en avril dernier lorsqu'il a accusé la communauté internationale d'appliquer une politique de deux poids, deux mesures dans sa réponse aux crises qui touchent les différentes ethnies.
M. Ghebreyesus, originaire d'Éthiopie, a souligné que le monde ne répondait pas de la même manière aux crises humanitaires qui affectaient les Noirs et à celles qui touchaient les Blancs. Il estime qu'«une infime partie» de l'attention accordée à l'Ukraine est consacrée à d'autres pays.
Selon lui, la guerre en Ukraine retient une plus grande attention alors que d'autres régions, notamment la région du Tigré, dans le nord de l'Éthiopie, ne reçoivent pas la sollicitude qu'elles méritent. Le conflit du Tigré, qui a éclaté en novembre 2020, a provoqué des milliers de morts et des millions de personnes déplacées.
«Le monde ne prête pas le même degré d'attention aux vies des Noirs qu’à celles des Blancs», s’est ému M. Tedros Adhanom Ghebreyesus lors d'une conférence de presse. «Toute l'attention portée à l'Ukraine est très importante, bien sûr, parce que cela a un impact sur le monde entier», a-t-il ajouté.
«Mais pas même une fraction [de cette attention] n'est accordée au Tigré, au Yémen, à l'Afghanistan, à la Syrie et à d'autres pays. Il me faut être direct et honnête, le monde ne traite pas les races humaines de la même façon. Certaines sont plus égales que d'autres. Et quand je dis cela, cela me fait de la peine. C'est très difficile à accepter, mais c'est ce qui arrive.»
Il est vrai que les donateurs occidentaux accordent une importance géopolitique manifeste à la guerre en Ukraine, dans la mesure où elle affecte leurs intérêts nationaux – et qu’elle oblige les pays européens voisins à accueillir 6 millions d'Ukrainiens. Néanmoins, cette situation suscite des inquiétudes quant à la politisation de l'aide.
Martin Griffiths, secrétaire général adjoint des Nations unies aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d'urgence au sein de l’organisation, réfute le fait que les Ukrainiens soient privilégiés par rapport à d'autres ethnies. Il exprime toutefois son inquiétude quant au manque de fonds alloués aux autres zones sinistrées du monde.
«L’idée selon laquelle l'attention de la communauté internationale est restreinte n'est pas nouvelle. Ce n'est pas l'Ukraine qui a inventé cette notion, même si la crise que ce pays traverse a été pour nous une épreuve particulièrement intense», explique M. Griffiths à Arab News.
«L'attention de la communauté internationale se limite sans aucun doute au problème du moment et c'est l'Ukraine qui détient cette place, comme on peut l'imaginer. Cela ne représente pas une politique discriminatoire, à mon avis.»
«Le financement nous préoccupe parce que nous nous inquiétions de savoir si les États membres n'auraient pas les moyens de soutenir le Yémen, la Syrie, l'Afghanistan et d'autres pays encore. Et, sur ce point, les indices demeurent assez contradictoires.»
«De toute évidence, au cours des premières semaines de la guerre d'Ukraine, la plupart des donateurs ont préservé leurs fonds pour financer d’autres conflits que celui de l'Ukraine. Cette tendance s'est estompée au fil du temps.»
«Je n'utiliserais jamais l'expression “deux poids, deux mesures” pour décrire cette situation. Une chose m'inquiète tout de même: les personnes qui vivent dans d'autres régions bénéficient-elles de l'attention et de la priorité qu'elles méritent?»
Stéphane Dujarric est le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Il tient à souligner que l'aide apportée dans d'autres régions du monde n'a pas été délibérément sacrifiée au profit de l'Ukraine.
«Le secrétaire général doit gérer plusieurs dossiers à la fois. S'il se concentre sur l'Ukraine, cela ne signifie pas qu'il fait abstraction des autres crises», confie M. Dujarric à Arab News.
«Il ne se passe pas un jour sans que j'évoque les autres crises humanitaires. Je m'attache à mettre l’accent sur le manque de financement, qui est tragique pour toutes ces personnes, pas seulement pour celles qui vivent dans des camps en Irak ou en Syrie. Mais on sait aussi que les rations ont été réduites au Yémen ou dans la Corne de l'Afrique, faute de fonds.»
«Et le problème n'est pas que l'argent manque dans le monde. Nous savons qu'il y a suffisamment d'argent... Tout le monde essaie de faire progresser la situation. Mais l'argent est indispensable pour affronter ces crises humanitaires.»
«Lorsque les besoins humanitaires sont financés à raison de 10%, 20% ou 30%, cela sous-entend que nous sommes en manque d'argent pour nourrir, loger et fournir des services de santé aux populations.»
À la question posée par Arab News sur la possibilité d'accuser les pays donateurs d'appliquer une politique de deux poids, deux mesures dans les priorités qu’ils donnent au financement de l'aide, M. Dujarric a répondu: «Je ne suis pas en position de m'exprimer sur les motivations des donateurs ou sur les processus qu'ils emploient.»
«Certains États membres font preuve d'une grande générosité. D'autres, en revanche, auraient pu être plus généreux. C’est la réalité. Nous sommes également conscients que le secteur privé dispose de sommes considérables. Les fondations possèdent beaucoup d'argent. L'argent ne fait pas défaut dans le monde.»
«Ce qui fait vraiment défaut, c'est le fait que l'argent ne va pas aux personnes qui risquent littéralement de mourir de faim. Les donateurs se trouvent confrontés à des besoins divergents et nous sommes conscients de cette réalité. Nous comprenons également que certains donateurs préfèrent se concentrer sur les crises qui les touchent directement. Nous ne pouvons que les remercier pour les dons qu'ils accordent au peuple ukrainien. Tous ceux qui ont besoin d'aide le méritent. Nous souhaitons simplement que toutes les populations bénéficient de l'aide.»
En 2019, les Nations unies ont sollicité une aide de 27,8 milliards de dollars pour financer l'ensemble de leurs programmes humanitaires. 10 milliards de dollars de moins ont été récoltés. En 2020, l'objectif s’élevait à 38,6 milliards de dollars et le manque à gagner a grimpé à 19,4 milliards de dollars.
Le financement de l'aide s'est légèrement amélioré en 2021. La somme requise pour couvrir l’année 2022 a de nouveau augmenté, pour atteindre 48,7 milliards de dollars. Ce chiffre représente environ 8 milliards de dollars supplémentaires par rapport aux prévisions établies par les Nations unies avant le début de l'année. La moitié de ce montant sera probablement couverte. Par conséquent, ce sont les personnes les plus vulnérables du monde qui en paieront sans doute le prix.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com