PARIS : "La Fête de la musique a été le plus grand trac de ma vie, ça aurait pu être un grand bide": l'évènement créé par l'ancien ministre français de la Culture, Jack Lang, célèbre ses 40 ans, une institution en France exportée dans plus d'une centaine de pays.
"On avait dit aux gens 'allez-y, sortez, appropriez-vous la musique dans les rues', mais on craignait qu'ils restent planqués chez eux. Mais ça a marché", se souvient pour l'AFP celui qui avait été nommé ministre par le président socialiste François Mitterrand après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.
Dès l'hiver de cette année, l'idée germe dans les esprits de Lang et de sa garde rapprochée, Christian Dupavillon, architecte-scénographe, et Maurice Fleuret, directeur de la musique et de la danse. C'est ce dernier qui lance "la musique sera partout et le concert nulle part".
Lang, 82 ans aujourd'hui, voulait "renverser la table". "La fête est ce lieu d'échanges, de passions, de mise en lien des artistes et des gens, c'est constitutif de mon tempérament", confesse celui qui dénote dans le paysage politique de l'époque avec ses vestes couleur pastel.
«Très mauvais pianiste»
"Un de mes premiers pas comme ministre de la Culture a été d'aller à un concert de Stevie Wonder, pour moi c'était normal, mais ça a été ressenti comme une extravagance".
"En ce temps-là, la politique culturelle pour la musique était surtout tournée vers le classique et, plus marginalement vers la musique contemporaine, la recherche musicale avec (les compositeurs) Boulez et Xenakis. Le reste -- rock, jazz, etc -- était aux abonnés absents".
Le concept est simple: la musique doit sortir des conservatoires et salles de concerts et être jouée par tous le 21 juin 1982, jour du solstice d'été. Le projet est rapidement lancé, Lang se multiplie dans les médias et une première affiche est imprimée en blanc sur fond bleu: "Fête (Faites) de la musique 21 juin 20h30-21h". Une demi-heure seulement... Format largement explosé depuis.
"La première année, en 1982, ce ne fut pas un grand succès, mais les gens ont joué le jeu et dès 1983 c'était vraiment parti", décrypte Lang, aujourd'hui à la tête de l'Institut du monde arabe (IMA) à Paris.
Il paie de sa personne, se met au piano dans la rue en bas de son ministère en 1982 et en 1983 pour le journal télévisé, alors qu'il se décrit toujours comme "très mauvais pianiste".
Délégation «ivre»
Des critiques affleurent quand Lang est interviewé: Est-ce bien le moment alors que l'inflation menace (1982) ? Faire la fête est-il un moyen d'oublier la politique de rigueur (1983) ? "Il y aura pendant un certain temps des pisse-vinaigre, pour des raisons sincères et pour des raisons politiques, mais le mouvement populaire a finalement balayé tout ça", résume Lang aujourd'hui.
L'évènement naissant a aussi de beaux ambassadeurs, comme le chanteur Jacques Higelin qui joue sur un camion traversant Paris. Marie-France Brière, femme de radio et de télévision, avec qui Lang a fait "les 400 coups", fait aussi installer des branchements électriques autour du Trocadéro à Paris pour que des groupes de rock puissent jouer.
Au fil des ans, le rendez-vous s'exporte, désormais dans plus d'une centaine de pays. "On m'a demandé récemment de faire une vidéo pour les Australiens, je n'en reviens pas", souffle Lang.
Il énumère des voyages qu'il a fait à cette occasion -- "Berlin, Rome, le Pérou" -- et se rappelle, amusé, de ce vol retour de Russie "avec Alain Delon, au début de Gorbatchev" (1990) où une grande partie de la délégation, lui compris, était "ivre".
Berlin, Bruxelles, New York: où s'est exportée la «Fête de la musique» ?
Berlin, Bruxelles, New York: quarante ans après sa création, la "Fête de la musique" est célébrée dans plus d'une centaine de pays, sans toutefois atteindre la même ampleur qu'en France, où elle est le fruit d'une volonté politique.
"Dans le reste du monde, elle est organisée par des fondations, des associations, des Alliances françaises ou des personnalités culturelles locales", explique Charitini Karakostaki, sociologue à l'université de Liège. Autrice d'une thèse sur le sujet, elle souligne que, dans les autres pays, aucun dirigeant politique n'a convié les gens à faire de la musique dans la rue.
L'une des premières tentatives d'exportation de cette fête eut lieu en 1985 à Athènes, alors désignée capitale européenne de la culture. "Ce fut un fiasco", résume la sociologue, les citadins n'ayant pas répondu à l'appel. Et, depuis, cette fête est quasi inexistante en Grèce.
En revanche, en Allemagne, où l'institut français de Munich avait donné l'impulsion dans les années 80, elle a essaimé progressivement, gagnant en vigueur avec sa première célébration à Berlin en 1995.
Dans ce pays fédéral, où chacun des 16 Etats régionaux (Länder) est responsable de sa propre politique culturelle, elle n'est pas du tout célébrée de la même manière selon les villes.
"Dans la capitale allemande, la +Fête de la musique+ -le nom français a été gardé pour rappelé son origine et un certain savoir-vivre- la ville-Etat a décidé en 2018 d'en assumer la responsabilité financière", explique Björn Döring, coordinateur de l'événement à Berlin.
A New York, elle a été initiée par l'Américain Aaron Friedman qui, après avoir séjourné un an en France, décide de lancer en 2007 le "Make Music Day New York". En traduisant le nom de l'événement, il a insisté sur la participation de tous les musiciens amateurs mais a abandonné l'idée de fête.
"Peu à peu +Make Music+ s'est répandu dans d'autres villes des Etats-Unis, au Canada, en Australie, au Nigéria, au Royaume-Uni, en Chine", raconte Aaron Friedman.
En Belgique, comme en Suisse, la Fête de la musique est avant tout présente dans la partie francophone du pays, ainsi qu'à Bruxelles, ville bilingue où des concerts gratuits ont lieu du 17 au 22 juin.