SAINT-PETERSBOURG : Elena Ossipova a peu dormi car l'artiste peintre de 76 ans devait terminer des pancartes anti-guerre pour manifester à Saint-Pétersbourg le 9 mai. Mais à peine sortie de chez elle, deux inconnus les lui ont arrachées avant de s'enfuir.
"Cela m'a fait mal, j'ai travaillé la moitié de la nuit et surtout, j'aimais beaucoup ces pancartes. Il est évident que l'agression était organisée", dit cette femme aux yeux bleus et cheveux blancs.
En jupe longue et chemisette sombre, Mme Ossipova bouge avec difficulté. Mais derrière sa voix douce se cache une militante déterminée.
La preuve: une heure après cette agression, l'artiste est ressortie avec une nouvelle pancarte. Son objectif en ce 9 mai, jour où la Russie célèbre la victoire sur l'Allemagne nazie en 1945: exprimer son désaccord avec le conflit en Ukraine et appeler à la paix.
Bien connue dans la deuxième ville de Russie, elle y a été baptisée par la presse locale "la conscience de Saint-Petersbourg" pour son opposition vigoureuse depuis vingt ans au pouvoir de Vladimir Poutine.
Elle a commencé à manifester deux ans après l'arrivée à la présidence de ce dernier en 2000. Et depuis, cette artiste peintre qui a connu, enfant, l'époque de Staline, sort dans la rue pour dénoncer les crimes du pouvoir russe dès qu'elle l'estime nécessaire.
C'était le cas en octobre 2002, quand des combattants tchétchènes avaient pris en otage un millier de spectateurs au théâtre Doubrovka. L'assaut lancé par les autorités russes s'était soldé par la mort de près de deux cents personnes. Elle a également manifesté en 2014, contre l'annexion de la Crimée ukrainienne et la guerre dans l'est de l'Ukraine.
"L'essentiel c'est que les gens disent ces mots interdits aujourd'hui: 'non' à la guerre", affirme cette ancienne professeure de peinture en référence à cette expression qui a conduit à un grand nombre de poursuites pour dénigrement contre l'armée.
«Je ne peux pas me taire»
"S'ils (les gens) assument tout ce qu'il se passe, alors cela veut dire qu'ils ne pensent pas à leurs enfants", ajoute-elle avec amertume avant de reprendre son travail.
"Je dédie mes pancartes à cette idée-là: quel monde laisse-t-on à nos enfants?", demande-t-elle en montrant ses œuvres. Sur l'une d'elles, le visage d'une fillette crie "Non à la guerre" sur un fond jaune et bleu, les couleurs du drapeau ukrainien.
Une autre représente également un enfant, avec le slogan: "Quel monde laisse-t-on derrière nous?".
"Je ne peux pas me taire depuis 2002, parce que le silence est un signe d'accord avec tout ce qu'il se passe dans ma patrie. Voilà pourquoi je sors dans la rue", assène-t-elle.
Son appartement, aux hauts plafonds décrépis assortis de moulures se trouve en plein coeur de l'ancienne capitale impériale et a abrité trois générations de sa famille.
Composé de deux chambres, il est encombré de tableaux et de pancartes aux slogans pacifistes comme "je ne veux pas servir de chair à canon" assorti d'une image de soldat, "Épouses et mères, arrêtez la guerre" ou "Nous sommes tous les otages de la politique provocatrice du pouvoir impérial".
Au fonds d'une pièce, il y a la grande photo d'un jeune homme: son fils unique Ivan, mort de la tuberculose en 2009, âgé de seulement 28 ans.
"Ca fait longtemps que je n'ai plus peur pour moi", sourit tristement Elena Ossipova, malgré de nombreuses interpellations par la police qui lui épargne généralement le passage au poste et la raccompagne chez elle.
"Il ne faut avoir peur de rien dans sa patrie. Si tu aimes ta patrie, il faut t'y sentir 'maître'", conclu-t-elle.