Après la tragédie qui a secoué la ville de Tripoli, dans le nord du Liban, samedi dernier, lorsqu'un bateau qui transportait des immigrants illégaux a coulé près du rivage, faisant des dizaines de morts et de disparus, l'élite politique du pays a commencé à chercher un coupable.
Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a immédiatement demandé une enquête. Mais n’est-ce pas du déjà-vu? N'avait-il pas également demandé une enquête lorsque des miliciens armés ont été touchés alors qu'ils tentaient d'attaquer Tayouneh, l'année dernière?
À l'époque, rien ne s'était produit. Le commandement de l'armée a tenu bon et n'a pas incriminé les soldats qui faisaient leur travail. Si ces derniers avaient été traduits en cour martiale pour avoir accompli leur devoir, cela aurait anéanti l'autorité de l'armée. Aucun soldat n'aurait alors eu le courage de s'opposer au Hezbollah.
La manœuvre de Nasrallah qui visait à intimider l'armée n'a pas fonctionné. Aujourd'hui, cependant, une nouvelle occasion de marquer un point contre l’armée libanaise s'est présentée. Le bateau d'immigrants a coulé alors que la marine libanaise demandait au capitaine de faire demi-tour. Cependant, ce dernier a refusé d’obtempérer et il a tenté d'échapper à la marine, ce qui a entraîné une collision entre les deux navires.
Le bateau d'immigrants était condamné à couler, car il transportait quatre-vingts personnes, alors qu’il ne pouvait en accueillir que dix. Les survivants, profondément tristes et en colère, reprochent à la marine de ne pas les avoir laissé voguer vers la liberté et la dignité, alors qu'elle ne faisait que son devoir de surveillance des côtes. La colère a fait boule de neige et les manifestants ont attaqué un poste de contrôle de l'armée à Tripoli.
Blâmer les forces armées constitue une bonne diversion pour les vrais coupables. C’est l'élite politique qui a fait sombrer le pays, elle qui s'accroche toujours au pouvoir et qui a toujours recours aux mêmes manœuvres pour s'assurer de conserver la même structure. Lorsque Nabih Berri, le président du Parlement et l'une des principales figures de la corruption, a commenté l'incident, il n'a même pas mentionné le mot «pauvreté». Il ne pouvait s’aventurer à dire que, du fait de leur extrême précarité, les gens étaient prêts à risquer leur vie.
Au cours de son témoignage devant le Conseil des ministres, le commandant en chef de l’armée libanaise, le général Joseph Aoun, a clairement expliqué la situation et la manière dont la collision s'est produite. Il a également mis en garde contre l'utilisation de l'incident à des fins politiques, à moins de trois semaines des élections.
Les vrais coupables sont ceux qui ont fait sombrer le pays et qui s'accrochent toujours au pouvoir.
Le passeur qui s'est chargé d'emmener les gens sur le bateau vers Chypre réclamait 2 500 dollars (1 dollar = 0,95 euro) par personne. Il avait fait la même chose et avait été arrêté l'année dernière, mais il a été relâché sans inculpation au bout d'une semaine. Ainsi, le gouvernement corrompu laisse les passeurs en liberté et, lorsque l’armée libanaise fait son travail, elle est prise pour cible et dénoncée.
Dans son témoignage, Aoun a mis en garde contre le fait qu’on démoralise les forces armées en les blâmant. Il a affirmé que le moral est un élément clé de la fonctionnalité d'une armée. Les forces de l’armée libanaise ont été soumises à des conditions très difficiles. En plus de la situation sécuritaire instable qu'elle doit gérer, ses membres survivent avec des salaires extrêmement bas, les soldats ne gagnant en moyenne que 60 dollars par mois.
L'armée et son commandant ne sont pas appréciés de l'élite politique: la première est respectée alors que la seconde ne l’est pas. Le commandant de l'armée n’est pas corrompu et il a la réputation d’être un employé de l'État humble et dévoué, alors que l’élite déborde d'arrogance et croule sous les accusations de corruption. Ces personnes sont très mal à l'aise avec l’«intégrité» du commandant en chef. Leur plus grande crainte est qu'il soit le candidat à la présidence en novembre. Dans ce cas, seront-ils autorisés à piller le pays sans retenue comme ils l'ont fait au cours des trente dernières années? C'est pourquoi ils profitent maintenant de cette occasion pour saper l'armée et son commandant et verser des larmes de crocodile sur ceux qui ont péri en fuyant la pauvreté et la misère.
Les gens sont très en colère. Un sondage Gallup montre que les Libanais représentent le deuxième peuple le moins heureux du monde, juste derrière les Afghans. L'incident tragique de samedi est une bonne occasion pour l'élite de recentrer la colère du peuple sur l’armée. L'armée tiendra-t-elle bon malgré tout ce qu'elle a subi? Malgré les conditions dramatiques dans lesquelles elle opère, tout le monde attend d'elle loyauté et dévouement, alors le moins qu'on puisse lui offrir est un peu de respect et d'appréciation.
La communauté internationale devrait attentivement examiner cet incident et examiner de quelle manière il a été instrumentalisé par la classe politique libanaise. Cette dernière ne se soucie pas d'affaiblir la seule base sur laquelle l'État s'appuie afin de détourner la colère. Ces responsables veulent blâmer l'armée alors qu’ils sont la raison du désespoir des gens qui sont prêts à risquer leur vie et celle de leurs enfants juste pour échapper aux conditions désastreuses de leur pays.
Le monde devrait comprendre que cet incident a été utilisé par le Hezbollah pour discréditer l'armée afin que le groupe puisse être considéré comme la seule source fiable de sécurité. Enfin, après avoir examiné tout cela, la communauté internationale devrait prendre acte et fait de la façon dont la classe politique a maltraité l'armée.
Dania Koleilat Khatib est spécialiste des relations américano-arabes, et plus particulièrement du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur le processus Track II.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com