MOSCOU: "Ramenés 40 ans en arrière": Alexeï Venediktov, chef d'une emblématique radio libérale fermée pour son rejet de l'offensive russe contre l'Ukraine, dit repartir de zéro, mais être déterminé à rester en Russie.
Dès les premières heures de l'assaut le 24 février, Ekho Moskvy ("Echo de Moscou" en russe) dit à ses six millions d'auditeurs que Vladimir Poutine a commis "une erreur politique". Quelques jours plus tard, elle diffuse un entretien en direct avec une haute responsable de la diplomatie américaine, Victoria Nuland.
Une de ses sources haut placées lui dit alors qu'il a "enfoncé le dernier clou" dans le cercueil de la radio, raconte à l'AFP Alexeï Venediktov, dans un petit restaurant branché au centre de Moscou.
Ekho Moskvy, où ce prof d'histoire travaillait dès sa création en août 1990, dans l'effervescence des derniers mois de l'Union soviétique, est interdite d'antenne le 1er mars et dissoute par son conseil d'administration, de facto contrôlé par le géant gazier d'Etat Gazprom. Comme un symbole, la fréquence jusqu'alors dévolue à Ekho Moskvy est récupérée par la radio étatique Spoutnik.
Vendredi, le journaliste a été ajouté à la liste des "agents de l'étranger" par la justice russe, une mesure qui "ne change rien" à sa décision de rester en Russie, assure-t-il.
"Rien ne pouvait nous sauver: la propagande (du Kremlin) doit être totale lors d'opérations de ce genre", analyse Alexeï Venediktov, 66 ans, aisément reconnaissable à sa barbe et ses cheveux blancs hirsutes.
Les derniers médias indépendants de Russie ont été fermés, ont suspendu leurs activités ou se sont sabordés face au durcissement de la répression, avec notamment des peines de prison pour la diffusion d'informations "discréditant" l'armée.
1983
Beaucoup de journalistes ont quitté la Russie. Pas M. Venediktov.
"Pour être crédible, un journaliste doit subir la même pression que ses auditeurs, marcher dans les mêmes rues qu'eux", estime ce vétéran de la radio, qui s'est relancé sur YouTube et dispose d'un demi-million d'abonnés.
En ligne, avec ses invités, il passe au crible l'action du pouvoir russe en Ukraine et s'interroge par exemple sur le silence relatif du Kremlin après le naufrage en mer Noire du croiseur Moskva mi-avril.
Ses prises de position lui ont valu fin mars de découvrir une tête de porc devant sa porte et une inscription antisémite en allemand.
Lui ne "changera pas" pour autant. Il s'adresse à "ces 14 millions" de compatriotes qui se disent dans les sondages opposés à l'intervention en Ukraine pour "leur expliquer pourquoi c'est arrivé, et pourquoi cela (leur) fait mal".
Il considère aujourd'hui que l'histoire se répète, comparant la situation actuelle à celle des années qui ont précédé la perestroïka sous l'URSS.
"Nous sommes exactement en 1983 (...) avec la guerre en Afghanistan (envahi par l'URSS), les dissidents en prison ou expulsés du pays et le chef du KGB (Iouri) Andropov au Kremlin", énumère-t-il.
Et dans quelques années, "viendra un (Mikhaïl) Gorbatchev...", ajoute-t-il avec un sourire entendu, en référence au dirigeant soviétique qui a libéralisé l'URSS, entraînant la chute du système tout entier.
Avant l'Ukraine déjà, Ekho Moskvy, "radio libre pour les gens libres" selon son slogan, avait été plusieurs fois sur le fil du rasoir.
Mais jusqu'alors, "Poutine disait +laissez-les travailler+", raconte M. Venediktov qui invoque souvent ses sources haut placées, dont le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, qu'il appelle en plaisantant ses "amis de beuverie".
Milieu du chapitre
Il y a 25 ans, "avant son élection", M. Poutine et le journaliste se tutoyaient, se souvient M. Venediktov. Et quelques fois depuis son arrivée au pouvoir en 2000, ils se sont vus.
"Je lui disais en tête-à-tête que l'absence de toute forme de concurrence dans le pays était le problème principal: absolutisme politique, idéologique, économique...", raconte-t-il.
"J'ai aussi été le seul des rédacteurs en chef face à Poutine à critiquer l'arrestation inutile du (principal opposant Alexeï) Navalny" en janvier 2021, cinq mois après un empoisonnement qui a failli le tuer.
Mais "pour Poutine, les médias sont un instrument (...), nous n'avons jamais parlé la même langue", résume M. Venediktov.
Néanmoins, par deux fois, le chef d'Etat lui a demandé son avis sur la place qu'il occupera dans les manuels d'histoire, selon le journaliste: une fois en 2008, après ses deux premiers mandats, puis en 2014, après l'annexion de la Crimée par Moscou.
Aujourd'hui, commente M. Venediktov, qui a enseigné l'histoire pendant 20 ans, "on est au milieu du chapitre et la page n'est pas encore tournée".