NEW DELHI: Réticente à condamner l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Inde a été confrontée à une pression occidentale croissante avant la visite du plus haut diplomate de Moscou jeudi dernier, ce qui complique, selon les analystes, le parcours de New Delhi parmi les puissances mondiales.
L'Inde s'est abstenue de voter des résolutions de l'ONU condamnant la Russie, son alliée de longue date, qui a lancé un assaut sur plusieurs fronts sur le territoire ukrainien à la fin du mois de février. Elle n'a appelé qu'à l'arrêt des violences, tout en continuant à acheter du pétrole et d'autres produits russes dans un contexte de sanctions internationales.
Des émissaires occidentaux, dont le conseiller adjoint américain à la sécurité nationale, Daleep Singh, et le ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss, se sont rendus à New Delhi cette semaine avant la visite du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, afin de pousser l'Inde à sortir de sa réserve et à prendre des mesures plus fermes.
Le voyage de Lavrov vise probablement à inciter New Delhi à faire exactement le contraire.
«L'Inde doit gérer une relation très difficile des deux côtés. Elle a des liens forts historiques avec la Russie et, bien sûr, ces dernières années, avec l'Occident», déclare à Arab News le professeur Harsh V. Pant, responsable des études stratégiques à l’Observer Research Foundation, située à New Delhi.
Les liens de New Delhi avec Moscou s'étendent sur plus de sept décennies; la moitié du matériel militaire indien provient de Russie. D'un autre côté, son partenariat avec l'Occident s'est développé au cours des vingt dernières années, et l'Inde est membre du Quad (Quadrilateral Security Dialogue, NDLR), un dialogue stratégique sur la sécurité entre quatre États – comprenant les États-Unis, le Japon et l'Australie. Cette coopération informelle a été établie face à la puissance économique et militaire croissante de la Chine. Cette dernière représente une menace pour sa position régionale qui a atteint des niveaux extrêmes depuis les affrontements frontaliers de 2020.
Les tensions à la frontière entre l'Inde et la Chine dans la région himalayenne septentrionale du Ladakh, qui ont éclaté en avril 2020, ont entraîné une détérioration des relations entre les deux géants asiatiques et le déploiement de dizaines de milliers de soldats supplémentaires dans la région.
«À l'heure où l'Inde se trouve confrontée à des soldats chinois le long de la frontière, il est vraiment impossible de vous mettre à dos un partenaire dont vous dépendez pour 55% de vos importations de défense», souligne Harsh V. Pant.
«La Russie demeure un fournisseur très fiable de technologies et d'équipements de défense, ce qui n'est pas le cas de l'Occident», ajoute-t-il.
Il déclare que, si la politique de l'Occident à l'égard de la Russie a consisté dans l'isolement et les sanctions, ce ne serait pas la bonne option pour l'Inde.
«L'Inde ne peut pas vraiment adopter une position similaire, parce qu’elle ne veut pas que l'axe Russie-Chine devienne encore plus fort», précise Harsh V. Pant. «Je pense que le défi pour l'Inde est de garder une voie de communication ouverte avec la Russie, même dans les moments les plus difficiles.»
Manoj Joshi, éminent chercheur à l'Observer Research Foundation, explique que le soutien historique de la Russie à l'Inde, notamment dans ses conflits avec son grand rival et voisin, le Pakistan, joue également un rôle majeur dans la réticence de New Delhi à condamner Moscou.
«Depuis les années 1950, les Russes soutiennent généralement l'Inde dans les politiques de l'Asie du Sud», fait-il observer. «Il y a un alignement politique qui remonte à très longtemps. Et, à leur tour, les Indiens ont renvoyé l’ascenseur aux Russes pour leur invasion de la Hongrie, en 1956, ou de l'Afghanistan, en 1979. Il y a donc eu ce genre de relations.»
Toutefois, au-delà de la volonté de l’Occident de faire pression sur l'Inde pour qu'elle prenne parti, il se peut que les visites de ses émissaires revêtent une autre dimension.
Anil Trigunayat, ancien ambassadeur de l'Inde en Jordanie, en Libye et à Malte, a décrit les récents développements comme des tentatives possibles de faire jouer à New Delhi un rôle dans la fin de la crise ukrainienne.
«Ils essaient d'une manière ou d'une autre, désormais, d'arrêter ce conflit, mais, à mon avis, ils ne se transforment pas en agents directs pour y mettre un terme», estime-t-il, ajoutant que l'Occident sait que l'Inde entretient une relation stratégique avec la Russie et son président, Vladimir Poutine.
«Ce qu'ils veulent dire, c'est que l'Inde devrait essayer d’user de l’influence personnelle dont elle dispose avec la Russie et le président Poutine pour accélérer la fin du conflit», souligne Trigunayat à Arab News. «Ils savent que si l'Inde condamne Moscou, ils n'auront aucun moyen de pression sur la Russie.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com