ATLANTA: Forte charge symbolique, gros risque politique: Joe Biden a promis mardi, sur les terres de Martin Luther King, de dynamiter s'il le faut les règles parlementaires afin de protéger l'accès au vote des Afro-Américains, menacé de facto dans de nombreux Etats conservateurs.
"Cela fait deux mois que j'ai des conversations discrètes avec les membres du Congrès. J'en ai assez d'être silencieux" face au blocage par l'opposition républicaine de deux projets de réforme électorale cruciaux, s'est emporté le président américain en Géorgie, Etat qu'il a qualifié de "berceau" de la lutte pour les droits civiques.
"Pour protéger la démocratie, je soutiens un changement des règles du Sénat, quel qu'il soit, pour empêcher une minorité de sénateurs de bloquer l'avancée sur l'accès au droit de vote", a dit Joe Biden, dans un discours virulent et truffé de références historiques.
Après le Capitole la semaine dernière, où il avait déjà livré un plaidoyer pour la démocratie, le président américain a encore augmenté la charge symbolique mardi.
C'est en s'entretenant avec les enfants de Martin Luther King puis en se recueillant sur la tombe de l'icône des droits civiques que le président a entamé sa visite en Géorgie, ancien Etat esclavagiste, emblématique des combats passés et présents contre la discrimination raciale.
«Tournant»
Parlant d'un "tournant" pour les Etats-Unis, le démocrate de 79 ans a assuré que "chaque membre du Sénat serait jugé par l'Histoire".
"L'Histoire n'a jamais été indulgente envers ceux qui se sont mis du côté de la restriction de l'accès au vote. Ni pour ceux qui se sont mis du côté de la subversion des élections", a averti Joe Biden, s'exprimant à Atlanta devant les étudiants d'universités historiquement liées à la communauté afro-américaine.
Il veut harmoniser au niveau fédéral les conditions dans lesquelles votent les Américains, depuis l'inscription sur les registres électoraux jusqu'au décompte des voix, en passant par le vote par correspondance ou la vérification d'identité.
Autant de paramètres que plusieurs Etats républicains du Sud, dont la Géorgie, ont entrepris de modifier pour, disent-ils, augmenter la sécurité des scrutins.
Dans les faits, ces réformes compliquent l'accès aux urnes des minorités et particulièrement des Afro-Américains, qui votent majoritairement pour les démocrates, tout en renforçant l'emprise des autorités locales sur les opérations de vote.
Joe Biden les a qualifiées mardi de lois "Jim Crow 2.0", en référence aux lois dites "Jim Crow" qui ont codifié la ségrégation raciale dans les Etats du Sud américain après la guerre de Sécession.
Le «filibuster», la tradition parlementaire que Biden veut contourner
Le président Biden a appelé mardi le Sénat américain à contourner une tradition parlementaire solidement ancrée, appelée "filibuster", pour faire passer en force sa grande réforme électorale censée protéger l'accès au vote des minorités.
Voici en quoi consiste cette règle parlementaire.
Le «filibuster», c'est quoi ?
Pendant longtemps, le Sénat américain n'imposait pas de limite à la durée des débats sur ses projets de loi. Cette possibilité d'obstruction permettait aux parlementaires d'empêcher qu'un texte soit soumis au vote. On parlait alors de "filibuster", mot dérivé du français "flibustier", puisqu'ils "pirataient" la clôture des débats.
Depuis 1917, les sénateurs peuvent décider d'arrêter ces débats, à condition de rassembler assez de voix. Aujourd'hui, 60 sénateurs sur 100 sont nécessaires, afin que le projet de loi soit soumis au vote.
Or, dans un Congrès où démocrates et républicains ont chacun 50 sièges, cette supermajorité est quasi inatteignable sur les sujets les plus sensibles, ce qui, depuis le début du mandat de Joe Biden, a bloqué la plupart de ses initiatives.
"Pour protéger la démocratie, je soutiens un changement des règles du Sénat, quel qu'il soit", a déclaré le président américain mardi.
Peut-on le contourner?
Plutôt que d'abandonner complètement la règle du "filibuster", les démocrates envisagent de déclencher une "option nucléaire", qui permettrait aux sénateurs de voter exceptionnellement la vaste réforme électorale du président à la majorité simple.
Cette option est ainsi surnommée car elle rompt brutalement avec la tradition, faisant planer le risque d'une escalade lors du prochain changement de majorité.
Pour déclencher l'"option nucléaire", les démocrates ont toutefois besoin du soutien de l'ensemble de leur camp. Or plusieurs sénateurs démocrates, dont l'élu de Virginie-Occidentale Joe Manchin, ont déjà fait part de leur scepticisme.
L'opposition républicaine est vent debout contre toute réforme du "filibuster", assurant que cela reviendrait à "casser le Sénat" et à donner aux démocrates un pouvoir démesuré.
En 2017, les républicains avaient pourtant utilisé cette fameuse option pour abaisser le seuil à 51 voix lors des nominations à vie à la Cour suprême, provoquant un tollé chez les démocrates.
«Filibuster»
"Le but de l'ancien président et de ses alliés est de disqualifier quiconque vote contre eux. C'est aussi simple que ça. Les faits ne vaudront plus rien. Votre vote ne vaudra plus rien", a averti le président démocrate, désormais décidé à attaquer frontalement Donald Trump et ses théories sans fondement sur une fraude massive à la dernière présidentielle.
Joe Biden veut que le Sénat riposte en adoptant le "John Lewis Voting Rights Advancement Act" et le "Freedom to vote Act", quitte à dynamiter la "règle du filibuster".
Cette règle exige que le Sénat rassemble une majorité renforcée (60 voix sur un total de 100) pour mettre au vote la plupart des textes. Mais les démocrates (51 voix au Sénat en prenant en compte celle de Kamala Harris, contre 50 pour les républicains) peuvent passer en force et voter à la majorité simple.
De quoi faire hurler l'opposition conservatrice mais aussi bousculer certains démocrates, pour qui cette règle des 60 voix, censée favoriser le dialogue entre les deux partis, doit être protégée.
Le président américain, ancien sénateur attaché aux traditions parlementaires, a longtemps hésité à soutenir un passage en force au Sénat.
Mais Joe Biden, impopulaire, a besoin de donner un nouveau souffle à son mandat, avant des élections législatives à l'automne qui pourraient lui coûter le Congrès.
Les militants des droits civiques l'attendent au tournant. "Le président Biden a certes donné un discours vibrant aujourd'hui, mais il est temps pour cette administration de faire suivre les paroles par des actes", a réagi le président de la NAACP, association de défense des droits civiques.
"La protection de l'accès au vote ne doit pas être une priorité, ce doit être LA priorité", a réclamé Derrick Johnson.