Dans la soirée du 10 décembre, près de trois cents invités d’Arabie saoudite et de l’étranger se sont rassemblés à l’extérieur de la Fondation de la biennale de Diriyah à Jax, un nouveau quartier créatif dans une zone industrielle de Diriyah à Riyad, pour l’ouverture de la biennale d’art contemporain de Diriyah. C’est un moment historique pour l’Arabie saoudite car c’est la première fois que le Royaume accueille une biennale dédiée à l’art contemporain.
La foule a écouté en silence l’émouvant discours d’ouverture de Philip Tinari, conservateur de la biennale et président du centre d’art contemporain UCCA en Chine. Le thème de la biennale, «Traverser la rivière en tâtant les pierres», s’inspire d’un dicton chinois qui traduit l'attitude de la Chine face à la réforme et à l'ouverture sur le monde entamées en 1978 – une métaphore populaire utilisée par les dirigeants chinois pour décrire la voie qu’ils ont suivie à la suite de la réforme économique. M. Tinari l’utilise également pour désigner le changement culturel et social que connaît actuellement l’Arabie saoudite.
«Au moment de préparer cette biennale, ce slogan m’a interpellé à deux niveaux. D’abord pour sa pertinence en Arabie saoudite aujourd’hui. En effet, nous avons le privilège d’être témoins d’un moment similaire de dynamisme, d’optimisme et d’ouverture et, avec lui, d’un changement transformateur», déclare M. Tinari.
La biennale, qui a officiellement ouvert ses portes au public le 11 décembre, se tiendra jusqu’au 11 mars de l'année prochaine dans les entrepôts nouvellement réhabilités du quartier Jax. Elle est répartie en six zones et elle présente les œuvres de quelque soixante-quatre artistes du monde entier, tout en mettant en lumière vingt-sept artistes saoudiens.
La Fondation de la biennale de Diriyah a commandé vingt-neuf nouvelles œuvres pour l’exposition.
Les six zones explorent les sous-thèmes du spirituel dans l’art, du patrimoine naturel et de la préservation de l’environnement, des questions de genre, des effets de la pandémie de Covid-19 et du développement communautaire. Le dialogue à travers la culture est l’un des objectifs de la biennale d’art contemporain de Diriyah, qui a été créée en 2020, grâce au soutien du ministère saoudien de la Culture.
«Avoir des espaces non commerciaux en Arabie saoudite est très important car cela génère des types d’art très différents», souligne l’artiste Dana Awartani à Arab News. «Pendant longtemps, les artistes du Royaume étaient habitués à exposer dans des galeries ou à participer à des foires d’art. Pour moi, le travail créé dans le cadre d’une biennale est le plus haut niveau d’art, parce qu’on se sent capable de repousser toujours plus loin les limites de ce qu’on veut faire sans penser à l’aspect commercial», poursuit-elle.
L’impressionnante œuvre en argile de 23,7 x 13,5 mètres de l’artiste, intitulée Debout sur les ruines d’Alep (2021), prend la forme d’un long sol carrelé et aborde le thème de la destruction culturelle à travers le sujet de la grande mosquée d’Alep, incitant les invités à réfléchir aux effets de la destruction culturelle sur la société.
«Une biennale porte sur le dialogue interculturel. Vous apprenez de vos pairs et, selon moi, c’est vraiment ce qu’il y a de plus passionnant. Un événement tel que celui-ci est très important en Arabie saoudite», ajoute-t-elle.
Artistes et conservateurs vous diront qu’une exposition de la sorte est attendue depuis longtemps au Royaume.
«J’espère vraiment que ce sera un véritable tournant pour ces personnes et pour la scène en général, car nous sommes désormais en mesure d’inviter ces artistes saoudiens exceptionnels à prendre part à un dialogue mondial sur leur propre territoire et sur un pied d’égalité avec le reste du monde», confie le commissaire adjoint, Wejdan Reda à Arab News.
L'exposition s’ouvre sur deux œuvres puissantes placées côte à côte: Red Earth Circle de l'artiste américain Richard Long, créée dans les années 1980 pour un salon à Paris, considéré comme la première exposition d’art contemporain à l’échelle mondiale, et World Map de l’artiste saoudienne Maha Malluh, extraite de sa série Food for Thought (2021), qui comprend trois mille huit cent quarante cassettes pour représenter une carte du monde. «L’art de qualité vous oblige à faire une pause, à contempler et à réfléchir davantage à votre environnement», précise-t-elle. C’est exactement l’effet produit par les œuvres de cette série qui forment des images et des lettres arabes. On trouve plusieurs téléviseurs à tubes cathodiques d’époque qui diffusent des photographies d’archives animées de Saudi Arabia in Prognosis (2021) de l'artiste saoudien Ahmed Mater.
Dans la première zone, nous pouvons admirer les œuvres d’une ancienne génération d’artistes saoudiens portant sur les origines de la scène artistique saoudienne actuelle qui s’est épanouie grâce à de nombreuses initiatives gouvernementales. Une collection d’œuvres des années 2000 de la Fondation Al-Mansouria est exposée. Elle comprend des œuvres sur toile réalisées par des artistes comme Fahad al-Hejailan, Jowhara al-Saoud, Mounira Mosli et Ayman Yossri Daydban.
Les œuvres d’art de cette biennale invitent le visiteur à s’interroger sur les caractéristiques sociales et artistiques communes aux époques de changements historiques. Peut-il y avoir une esthétique de la réforme? Le sentiment d’urgence, commun aux œuvres exposées –malgré les différentes esthétiques et techniques choisies –, semble suggérer qu’il pourrait y en avoir une, d’autant plus lorsqu’une culture est sur le point de connaître un grand changement.
Au fil des salles sinueuses et des innombrables espaces de l’exposition se déploient des œuvres multidisciplinaires d’artistes saoudiens, du Moyen-Orient et d’ailleurs. Ces œuvres semblent engager un dialogue, cherchant désespérément à être vues et entendues. Ailleurs dans la première zone, les œuvres explorent les idées de transformation urbaine, d’Histoire économique, de structures sociales et de progression. L’une de ces œuvres est une puissante installation vidéo, Sakura, de la célèbre artiste américaine Sarah Morris. Elle capture des moments et des lieux historiques – des jeux Olympiques de Pékin en 2008 à la frénésie du centre-ville de Manhattan, en passant par le paysage culturel et industriel de Rio de Janeiro.
Sont également exposées les peintures dynamiques aux formes abstraites de l’artiste marocain Mohammed Melehi; l’installation vidéo à huit canaux de l’artiste sud-africain William Kentridge, More Sweetly Play the Dance (2015), qui représente une joyeuse procession sans fin de danseurs et de musiciens du début à la fin de l’installation; l’œuvre Ce qui reste (2021) de l’artiste saoudienne Dania al-Saleh, qui étudie la disparition et la préservation de la mémoire culturelle face à la mondialisation, à travers des représentations d’anciennes séquences et images d’Arabie saoudite; les peintures de la «Série des communautés fermées» de l’artiste égyptien Ibrahim el-Dessouki, ainsi que Five Women de l’artiste saoudienne Filwa Nazer, un ensemble de sculptures réalisées en textile et en mercerie sur les thèmes de la transition et de la mémoire en déconstruisant les modèles des robes traditionnelles arabes.
Difficile de ne pas remarquer les œuvres puissantes de douze artistes chinois présentes tout au long de l’exposition. Elles établissent des parallèles entre l’époque de la réforme de la Chine dans les années 1980 et les changements socioéconomiques rapides mis en place en Arabie saoudite, en grande partie dans le cadre de l’initiative Vision 2030.
«Je vis et je travaille à Pékin et je dirige le centre d’art contemporain UCCA. Au cours des dix dernières années, j’ai mené de nombreux projets de recherches en conservation sur l’avant-garde chinoise. J’ai vu des points communs entre la situation actuelle de l’Arabie saoudite et celle de la Chine en termes d’ouverture au monde sur le plan culturel», déclare M. Tinari à Arab News.
Real Mass Entrepreneurship (2017-2021) de Simon Denny, à titre d’exemple, est une installation qui occupe une pièce entière. Elle explore les changements qui se produisent dans la ville de Shenzhen, au sud de la Chine, depuis la création de la zone économique spéciale de Shenzhen en 1980 et elle montre comment la ville a servi de pivot aux réformes économiques de la Chine – un processus de transformation qui a coïncidé avec l’essor de l’art contemporain dans le pays.
Une œuvre vidéo à deux canaux, intitulée 1993-1994 (2021), de Lei et Chai Mi, commandée par la Fondation de la biennale de Diriyah, a été inspirée par la découverte accidentelle d’archives familiales. Une grande partie des images ont été tournées par le père de Chai, qui a travaillé aux Émirats arabes unis (EAU) pendant sept ans dans les années 1990. Des décennies auparavant, le père de Chai a documenté sa vie quotidienne dans le Golfe avec une cassette vidéo sur fond de musique pop cantonaise.
Parmi les artistes saoudiens, on trouve les œuvres remarquables de Sultan ben Fahad, intitulées Dream Traveled (2021). On y voit une pièce sous une très belle tente faite de perles avec des peintures murales du Hajj et des images du Saint Coran. Nous pouvons également citer Soft Machines (2021) de Sarah Ibrahim, une installation vidéo qui explore le corps humain en tant que navire de mémoire, site de transformation, véhicule de communication et, finalement, lieu que chacun et tous peuvent transcender. L’installation joyeuse d’Abdallah al-Othman, Manifesto: The Language & City (2021) est une œuvre à grande échelle réalisée en néon, LED et bois pour recréer les panneaux de signalisation de Riyad. L’artiste condense la ville dans un langage culturel, architectural et visuel.
L’étrange mais captivante œuvre On Losing Meaning (2021) de l’artiste conceptuel Mohannad Shono montre un robot programmable recouvert de gelée de pétrole et de pointes de pigments, créant une forme abstraite lorsqu’il se déplace sur le sol. «Enfant, mon imagination était tout pour moi – un moyen de m’évader mais aussi de remodeler l’environnement autour de moi», explique-t-il dans un communiqué. «En créant des récits et en dessinant des personnages, je pouvais créer le monde tel que je voulais le voir», poursuit-il.
La dernière zone, qui porte sur le spirituel, semble suggérer que la réforme sociale et culturelle pourrait éventuellement être mise en place avec un état d’esprit qui transcende l’univers terrestre. Les œuvres de cette zone sont des structures éthérées, baignées de lumière, notamment la grande sculpture en verre bleu, Iceberg (2020), de Larry Bell, qui transporte le spectateur hors de sa propre réalité vers quelque chose de plus grand, vers l’idée de l’infini. La première édition de la biennale d’art contemporain d’Arabie saoudite se termine ainsi par une exploration de la façon dont l’art nous élève, nous transcende et nous transporte vers quelque chose de plus grand que nous-mêmes, quels que soient les problèmes auxquels le monde fait face.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com