CASABLANCA: Les œuvres de ce photographe documentaire présentent une esthétique contemporaine et montrent son inclination pour l’humain. L’Échelle, une installation plantée dans la mer Méditerranée, entre ciel et mer, fait écho à une exposition présentée à la galerie des Anciens Chais, au château La Coste, en Provence, jusqu’au 4 janvier prochain.
Étienne Rougery-Herbaut revient également pour Arab News en français sur sa série photographique Aïn Leuh, réalisée au Maroc et consacrée aux femmes berbères.
L’exposition L’Échelle, une installation plantée au milieu de la Méditerranée, est née d’un rêve. Pourriez-vous nous en décrire la genèse?
Cette exposition est en effet née d’un rêve que j’ai fait: une échelle plantée au beau milieu de la Méditerranée. J’ai ensuite construit et installé cette échelle d’acier sur la plage de mon enfance, la plage des Sablettes, à la Seyne-sur-Mer.
Ma grand-mère est née en Algérie, près de Béjaïa, en petite Kabylie, et elle s’est engagée dans la marine nationale en tant que femme officier. Elle était rattachée au port militaire de Toulon et se rendait sur cette plage, là où j’ai installé mon échelle. Cette exposition se tient actuellement au château La Coste, en Provence. Avec L’Échelle, l'objet familier transfigure le rapport à l'espace et au temps.
Votre imprégnation artistique est-elle la même quand vous abordez divers types de médiums, comme la photographie et l’installation?
Ce projet marque une évolution dans ma pratique artistique car c’est la première fois que mon travail mêle installation dans un espace public et photographie. Je viens de la photographie documentaire, notamment du portrait. Mon travail est étroitement lié aux thèmes de l’exil, de la liberté et de la mémoire. De fait, le projet L’Échelle traite de ces sujets, mais de façon plus conceptuelle. En l’installant en mer, j’ai cherché à établir un trait d’union entre les temps: le passé enfoui, le présent vacillant et les lueurs à venir.
Comment avez-vous pensé cette exposition ?
L’installation a été photographiée au cours d’une journée. L’exposition présente sept photographies grand format ainsi que l’échelle en acier que j’ai installé en mer. Les photographies sont exposées selon un axe chronologique.
Au centre de la galerie se dresse l’échelle, fixée sur le socle qui la maintenait en mer. Le socle est rouillé par le sel et l’érosion. Sous chaque photo, l’horaire de la prise de vue est indiqué pour donner au spectateur la sensation du temps qui passe.
Dans l’exposition, la course du soleil est figurée par un éclairage expressionniste qui dessine deux ombres de l’échelle: l’une, au sol, évoque l’image d’un temps passé; l’autre, projetée au mur, illustre un temps futur. Par son socle et son éclairage, la structure nous apparaît comme un trait d’union entre les temps. Les reflets sur l’échelle nous invitent à une contemplation.
De plus, l’exposition nous offre une expérience auditives immersive. Des vagues sonores composées par Yasmine Meddour et Paolo Castrini donnent la sensation d’un temps suspendu. À la fin, une vidéo diffuse un film court qui présente les différentes étapes de l’installation.
Parlez-nous de la série Aïn Leuh, consacrée aux femmes berbères.
Au mois de juillet 2018, je suis allé à la rencontre de tisseuses berbères du Moyen Atlas marocain. Ces femmes récupèrent des chutes de tissus destinées à être jetées et elles les transforment en créations, selon la technique boucharouite. Je ne connaissais pas cette technique avant de les rencontrer.
J’ai découvert un lieu exigu; les mains de ses femmes glissaient le long des fils du métier à tisser. J’ai observé leur travail. Je suis revenu tous les matins, fasciné par la précision de leur geste, leur élégance et la beauté de leurs précieuses confections. Puis j’ai apporté mon appareil et j’ai pris quelques photos. L’une des tisseuses m’a aidé à communiquer avec les autres. Elles m’ont parlé de leur métier, du geste qui se transmet de mère en fille depuis plusieurs générations. Elles ont également évoqué le lien spirituel qui existe entre leur savoir-faire et la splendeur des montagnes berbères. Pour honorer ce lien avec la nature, nous avons installé un métier à tisser dans la montagne. Un berger nous a aidés; il nous apportait du thé. Les jours suivants, les tisseuses ont improvisé d’autres installations éphémères en pleine nature. Ce moment de grâce nous interroge sur l’origine du geste artisanal et sur son caractère sacré.
Envisagez-vous de présenter cette série photographique en France ou à l’étranger?
J’aimerais beaucoup présenter cette série au Musée de la femme, à Marrakech, ou ailleurs à l’étranger. J’ai enregistré les paroles des femmes qui participaient au projet et j’imagine une exposition qui réunirait leurs confidences. Ce serait magnifique de faire voyager leurs histoires. J’ai recueilli leurs témoignages et j’ai aussi réalisé une vidéo de l’installation du métier à tisser dans la montagne berbère.
Quels sont les artistes et les formes d’art qui vous inspirent?
J’ai travaillé avec l’artiste français JR pendant sept ans et je pense que cet aspect «installation dans l’espace public» est lié à l’expérience que j’ai vécue à ses côtés. J’ai aussi travaillé avec Agnès Varda, dont l’univers poétique me fascine. En voyant cette échelle ancrée dans la mer, j’ai pensé au peintre Claude Monet et à ses interprétations de la cathédrale de Rouen. J’admire enfin les artistes surréalistes comme Christo ou Philippe Ramette. J’aime l’idée que l’art soit interactif et accessible à tous. Ainsi, avec l’installation de L’Échelle, il était possible de nager jusqu’aux barreaux: grimper et se voir, un temps, suspendu entre ciel et mer.