WASHINGTON : Armes à feu, droit à l'auto-défense et tensions raciales: les Américains se passionnent pour deux procès révélateurs des fractures du pays et attendent avec appréhension des verdicts à haut risque qui pourraient être rendus dans les prochains jours.
Le premier se tient à Brunswick, dans le sud des Etats-Unis au long passé ségrégationniste. Trois hommes blancs y sont jugés pour avoir pourchassé et abattu un joggeur noir, Ahmaud Arbery, le 23 février 2020.
Ils assurent l'avoir pris pour un cambrioleur et avoir voulu l'arrêter en vertu d'une loi de Géorgie qui, à l'époque, autorisait de simples citoyens à procéder à des interpellations. Mais pour la famille du jeune homme et ses défenseurs, il a été victime d'un "lynchage" des temps modernes.
Le second procès se déroule à 1.600 km de là, à Kenosha, dans le Wisconsin, près des Grands Lacs.
En août 2020, cette ville s'était embrasée après une bavure policière contre un Afro-Américain. Au troisième soir d'émeutes, Kyle Rittenhouse, un lycéen blanc de 17 ans était descendu dans la rue avec un fusil semi-automatique AR-15 et s'était joint à des groupes armés disant être venus "protéger" les commerces.
Dans des circonstances confuses, il avait ouvert le feu, faisant deux morts et un blessé. Jugé pour meurtre, il plaide la légitime défense, assurant avoir tiré après avoir été attaqué.
Même si les détails diffèrent, les deux dossiers portent sur "l'idée très américaine que des civils peuvent porter des armes pour protéger leur quartier", remarque Caroline Light, professeure d'histoire à Harvard.
«Bon citoyen»
"Dans les coeurs et les esprits des Américains, s'armer pour se défendre est un droit et un devoir de +bon citoyen+", ajoute l'experte, auteure d'un livre sur le sujet.
"Enraciné" dans l'histoire, dès l'arrivée des premiers colons européens, le droit à l'auto-défense a été codifié dans la loi de nombreux Etats depuis une vingtaine d'années sous la pression du lobby des armes, dit-elle à l'AFP.
Mais, selon l'historienne, cela sert surtout "aux hommes blancs" car "dans l'idée de protéger son quartier contre une menace, la menace est souvent vue comme émanant des hommes noirs".
Pour cette raison, Ahmaud Arbery est devenu un symbole du mouvement Black Lives Matter (Les vies noires comptent). "Un homme noir devrait pouvoir faire un jogging sans craindre pour sa vie", a même estimé à son sujet le président démocrate Joe Biden.
Kyle Rittenhouse est, lui aussi, devenu une icône. A droite cette fois, chez ceux qui imputent la grande mobilisation contre les violences policières de l'été 2020 à des "antifas" ou "anarchistes".
Sur des oeufs
Dans ce contexte très politique, les procureurs ont pris grand soin d'éviter les sujets qui pourraient aliéner des jurés.
"S'armer, se barricader... Toutes ces réactions sont compréhensibles et on ne vous dira pas le contraire", a notamment déclaré au jury Thomas Binger qui mène l'accusation contre Kyle Rittenhouse.
Gregory McMichael, son fils Travis et leur voisin William Bryan ont pourchassé Ahmaud Arbery "sur la base de simples présomptions", a déclaré sa consoeur de Géorgie, Linda Dunikoski, en se gardant bien de les accuser de racisme.
Les procureurs marchent sur des oeufs car leurs dossiers sont loin d'être gagnés.
Dès le départ, les accusés ont bénéficié d'une certaine clémence: à Brunswick, il a fallu près de trois mois et la diffusion d'une vidéo du drame pour qu'ils soient arrêtés; à Kenosha, Kyle Rittenhouse avait quitté la scène du crime sans être interpellé.
Les jurys posent un autre défi: dans les deux tribunaux, une seule personne de couleur figure parmi les 12 citoyens retenus pour rendre le verdict.
A Kenosha, le juge qui supervise le procès a interdit aux parties de parler de "victimes" à propos des personnes tuées par Kyle Rittenhouse, tout en autorisant les termes "meurtriers" ou "pilleurs" pour les désigner.
Beaucoup d'observateurs anticipent un acquittement dans ce dossier, peut-être dès la semaine prochaine, notamment en raison des lois sur l'auto-défense en vigueur dans le Wisconsin. "Cela créerait de la frustration et de la colère", estime Caroline Light, qui prévoit "de nouvelles manifestations".
En Géorgie, l'issue du procès est plus ouverte et l'histoire ne s'arrêtera pas là: les trois accusés seront jugés pour crime raciste devant un tribunal fédéral en début d'année prochaine.