NAIROBI : L'opération de "maintien de l'ordre" lancée il y a un an au Tigré, dans l'extrême nord de l'Ethiopie, est devenue un conflit d'envergure qui se rapproche désormais de la capitale, menaçant la stabilité du pays tout entier.
Les rebelles du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), qui ont fait alliance notamment avec un groupe armé de l'ethnie oromo (l'OLA), affirment se trouver à environ 300 kilomètres d'Addis Abeba et n'excluent pas de marcher sur la capitale pour faire chuter le Premier ministre Abiy Ahmed.
Le gouvernement dément, lui, toute menace sur la ville et se dit en position de gagner cette "guerre existentielle" pour le pays.
Addis Abeba peut-elle tomber ?
Après s'être emparés du carrefour stratégique de Dessie-Kombolcha, dans la région de l'Amhara, les rebelles du TPLF affirment avoir progressé vers le sud et rejoint des combattants de l'OLA, avec qui ils approchent d'Ataye, à 270 kilomètres au nord de la capitale.
Le gouvernement dénonce une "propagande" rebelle destinée à créer un "faux sentiment d'insécurité".
"Il y a des batailles", déclarait vendredi la porte-parole du Premier ministre, Billene Seyoum: "Les mouvements d'avancée et recul (entre chaque camp) vont être une partie importante de cet engagement jusqu'à l'expulsion du TPLF des régions qu'il occupe".
Les rebelles disent avancer également vers l'est en direction de Mile, ville située sur la route menant à Djibouti, cruciale pour l'approvisionnement de la capitale.
La prise de cet axe permettrait aux rebelles d'ouvrir un accès pour l'aide humanitaire vers le Tigré tout en asphyxiant Addis Abeba.
"A Mile, ils coupent la route et Addis tomberait très vite en panne d'essence", souligne René Lefort, historien spécialiste de l'Ethiopie.
Selon lui, "la stratégie (rebelle) semble être d'étrangler Addis plutôt que de la prendre".
D'autant que l'OLA contrôle des territoires en Oromia, région qui enclave Addis Abeba, et peut également couper certaines routes vers la capitale.
Marcher sur Addis Abeba comportent des incertitudes.
Les rebelles devraient trouver sur leur chemin des milices amhara qui ont acheminé en masse des troupes vers les zones de combats pour assurer "la survie" de leur ethnie.
Et dans la capitale, les autorités ont appelé les habitants à s'armer. Le TPLF estime que la population ne lui est pas majoritairement hostile. Mais dimanche, le gouvernement y a réuni des dizaines de milliers de personnes jurant de repousser les "terroristes".
Des négociations sont-elles possibles ?
"On ne sait pas s'il s'agit d'un bluff ou d'une déclaration d'intention, mais la menace (de marcher sur Addis Abeba) et les avancées concrètes sur le terrain ont soudainement fait bouger les négociations" au point mort depuis un an, souligne Awet Weldemichael, spécialiste de la Corne de l'Afrique à l'Université canadienne de Queen's.
Depuis une semaine, la communauté internationale redouble d'efforts.
L'émissaire américain pour la Corne de l'Afrique, Jeffrey Feltman, est en Ethiopie, comme son homologue de l'Union africaine, Olusegun Obasanjo, qui s'est rendu à Mekele, la capitale tigréenne.
M. Obasanjo et le secrétaire d'Etat américain Anthony Blinken ont évoqué une "fenêtre" à exploiter.
"Des négociations sont inévitables", estime Awet Weldemichael, en soulignant: "Le fait qu'Obasanjo ait été autorisé à se rendre à Mekele depuis Addis, ce que le gouvernement fédéral avait jusqu'à présent empêché, constitue une avancée majeure".
Des obstacles majeurs demeurent, selon plusieurs diplomates au fait des discussions.
Le TPLF demande comme préalable que l'aide humanitaire arrive au Tigré. Le gouvernement fédéral réclame, lui, un retrait des rebelles de l'Amhara et de l'Afar, exclu par le TPLF.
Quel avenir politique ?
Le pouvoir éthiopien, basé sur le principe d'un "fédéralisme ethnique", est ébranlé.
Si Addis Abeba venait à chuter, il y a "un risque de vide du pouvoir où tous les types de violences peuvent surgir: banditisme, règlements de compte ou, beaucoup plus grave, des confrontations ethniques entre Oromo et Amhara, entre Tigréens et Amhara", souligne René Lefort.
Avec sa mosaïque de 80 peuples et ethnies, "l'Ethiopie est dans une situation de proto-Yougoslavie", estime Gérard Prunier, ancien chercheur au CNRS aujourd'hui consultant indépendant, en référence à l'explosion de la fédération yougoslave au début des années 1990.
Le TPLF, qui assure ne pas vouloir reprendre le pouvoir qu'il a tenu d'une main de fer entre 1991 et 2018, et l'OLA ont officialisé une alliance avec sept autre groupes -certains peu connus- issus de diverses régions ou ethnies du pays.
Le porte-parole du TPLF, Getachew Reda, s'est dit prêt à accueillir d'autres organisations souhaitant "créer un environnement propice à un nouveau régime".
Pour Gérard Prunier, cette coalition "bricole quelque chose qui pourrait constituer un cadre de gouvernance acceptable pour l'ensemble de l'Ethiopie. Mais pour l'instant, ça n'est pas solide, il n'y a rien derrière".