PARIS : "Mourir de faim ou du virus": la crise provoquée par l'épidémie de coronavirus "exacerbe les vulnérabilités" des travailleurs de l'économie dite informelle, qui passent "sous les radars" des dispositifs d'aide, selon des spécialistes interrogés par l'AFP.
Naminata est ivoirienne, réfugiée en France depuis 2016 avec ses trois enfants et son mari. Pendant le confinement, le père de famille a continué son métier de livreur. "On m'a dit que ce n'était pas normal qu'il parte travailler. Mais s'il ne livre pas, on ne va pas manger!", raconte-t-elle dans le dernier numéro de la Lettre de l'asile et de l'intégration publiée par l'association France Terre d'Asile.
"Rester chez soi et ne pas travailler, c'est perdre son emploi et ses moyens de subsistance. Pour beaucoup de travailleurs de l'économie informelle, le choix entre mourir de faim et mourir du virus est bien réel", écrit l'Organisation internationale du travail (OIT) dans une note de synthèse parue en mai.
Cette note pointe "les conséquences dévastatrices d'une crise économique et sanitaire sur les personnes qui opèrent dans l'économie informelle". Le responsable du service des marchés du travail inclusifs au sein de l'OIT, Philippe Marcadent, explique que "la crise du Covid-19 exacerbe encore les vulnérabilités et les inégalités existantes".
Selon l'OIT, plus de 2 milliards de travailleurs (62% des travailleurs mondiaux) tirent en 2020 leurs moyens de subsistance de ce type d'économie, qui a deux composantes principales: d'une part, un secteur informel avec des travailleurs qui se débrouillent pour survivre et d'autre part des gens qui travaillent dans des entreprises formelles mais qui ne sont pas protégés car non déclarés.
Cela représente 90% de l'emploi total des pays à faibles revenus, 67% dans les pays à revenus intermédiaires et 18% dans ceux à revenus élevés, toujours d'après l'OIT.
En France, on est plus proche des 10%, selon Stéphane Carcillo, chef de la division emplois et revenus à l'OCDE. La situation n'en est pas moins préoccupante pour "ces travailleurs non déclarés passant sous les radars de ce qu'on appelle les stabilisateurs automatiques qui offrent une protection" (assurances chômage, maladie, retraite), note cet économiste.
"Question de justice"
La présidente du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM), Sylvie O'Dy, constate qu'avec la crise sanitaire, "c'est encore plus dur pour les personnes en travail forcé ou esclavage domestique. D'autant que ceux qui les exploitent se sentent encore plus libres de le faire".
Une instruction gouvernementale, rendue publique mardi, a été donnée aux préfets d'accélérer et de faciliter la naturalisation des étrangers "en première ligne" pendant l'épidémie, notamment les personnels de santé.
Marilyne Poulain, chargée des questions d'immigration à la CGT, attend cependant davantage: "une véritable reconnaissance à travers la régularisation des travailleurs sans papiers qui ont tenu le pays à bout de bras" dans des secteurs comme le nettoyage, la logistique, l'hôtellerie-restauration.
"L'Etat doit contraindre les employeurs à se mettre dans les clous. C'est une question d'égalité et de justice", insiste la syndicaliste, qui souligne que certaines entreprises sont "prêtes à jouer le jeu", notamment dans la restauration où les recrutements sont difficiles.
Le professeur de droit du travail Emmanuel Dockès (Paris 10 Nanterre), membre du Groupe de recherche pour un autre Code du travail, estime que "le Covid ne fait qu'accentuer les défaillances de nos filets de protection (qui) ratent ceux qui en auraient le plus besoin", ce qui a pour conséquence que "les gens préfèrent risquer le Covid plutôt que de se priver de manger".
Ce juriste, auteur de "Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire" (éditions du Détour, 2019), juge indispensable une simplification de l'accès à l'aide sociale, "qui est d'une complexité paperassière sans égal".