WASHINGTON : C'est dans un supermarché, face au rayon des sauces pimentées, que David Julius a réalisé qu'il voulait percer les mystères de la sensation de chaleur.
"Alors il va falloir t'y mettre!", lui a lancé à ce moment-là son épouse, a raconté lundi lors d'une conférence de presse ce chercheur qui vient de recevoir le prix Nobel de médecine pour ses découvertes sur le sens du toucher.
Professeur à l'université de Californie à San Francisco, il a donc utilisé la capsaïcine, un composant actif du piment qui provoque une sensation de brûlure, pour identifier un capteur dans les terminaisons nerveuses de la peau, qui réagit à la chaleur.
Avec son équipe, ils ont ensuite continué à s'inspirer de la nature pour étendre leur compréhension du toucher: ils se sont penchés sur la sensation de froid grâce au menthol, puis celle de l'inflammation grâce au wasabi.
"Quand vous étudiez les systèmes sensoriels, (...) vous apprenez beaucoup de la vie autour de vous", explique David Julius.
Egalement récompensé par le Nobel 2021 de médecine, son confrère Ardem Patapoutian renvoie, lui, plutôt aux étreintes humaines lorsqu'il explique pourquoi il s'est intéressé au toucher, "le sens qu'on tient peut-être le plus comme acquis".
"Le toucher comprend en fait beaucoup d'aspects différents, comme la capacité de différencier des textures, (...) le toucher affectif comme le câlin d'un ami", mais aussi la proprioception, c'est-à-dire la capacité de "percevoir là où se trouvent vos membres par rapport à votre corps", a expliqué lors d'un point presse séparé ce professeur de l'institut de recherche Scripps, en Californie.
Paradoxalement, c'est après une année et demi où l'humanité s'est abstenue de se toucher de peur du Covid-19, que le comité du prix Nobel a choisi de récompenser des chercheurs étudiant le cinquième sens.
Travail de fourmi
Les deux chercheurs ont été honorés après des décennies de labeur. "Tout semble aller vite à la fin (...) mais il y a d'abord eu au moins deux ou trois années passées à explorer d'autres pistes qui se sont révélées erronées", confie David Julius.
Pour Ardem Patapoutian, ce travail de fourmi a consisté à observer des cellules de souris auxquelles son équipe retirait une protéine, puis l'autre. A chaque fois, les chercheurs exerçaient une pression physique sur la cellule, qui répondait par une décharge électrique.
"Après un an de travail et un résultat négatif après l'autre, la 72e (protéine) a supprimé cette capacité" de la cellule à réagir: ils avaient donc trouvé la molécule responsable de la perception des stimuli mécaniques.
Les connaissances développées par David Julius et Ardem Patapoutian "servent à développer des traitements pour de nombreuses maladies donc des douleurs chroniques", a souligné le comité Nobel dans son communiqué.
Mais, prévient David Julius, il s'agit d'"inhiber une douleur chronique" tout en prenant garde à "ne pas éliminer une sensation de douleur protectrice ou aiguë".
"Nous devons être en mesure de ressentir de la douleur", précise-t-il, "car ça nous évite de nous blesser ou nous permet de réaliser que nous sommes sur le point de nous blesser".
Une personne ne percevant pas du tout de douleur pourrait par exemple se brûler en buvant un café bouillant, souligne-t-il.
Leurs recherches pourraient permettre d'aider les personnes atteintes d'allodynie, un symptôme qui transforme un stimulus indolore, comme un effleurement, en torture, note Ardem Patapoutian.
Mais "il reste un long chemin à parcourir" pour parvenir à un traitement, conclut-il.