PARIS: Trois "kamikazes" autour du Stade de France, des terrasses parisiennes sous le feu des kalachnikovs et le pire reste à venir. Il est 21h47 lorsqu'un trio de jihadistes s'extrait d'une Polo noire qui s'est garée devant la salle de spectacle du Bataclan. L'un d'eux envoie un SMS: "on est parti, on commence".
Pour les 1 500 spectateurs venus assister au concert des Eagles of Death Metal, c'est le début de trois heures d'enfer et d'un massacre qui fait 90 morts et des centaines de blessés.
Suzie Bernard, 18 ans alors, avait offert la place à son petit ami, fan du groupe de rock californien. "Hyper contente" de le retrouver."Avant que tout dérape", confie-t-elle, "j'étais vraiment bien".
Sitôt sortis de leur voiture, Foued Mohamed Aggad, Samy Amimour et Ismaïl Omar Mostefaï ouvrent le feu: leurs premières victimes tombent sur le trottoir. Puis ils s'engouffrent dans la salle pleine à craquer.
Il y a là des groupes d'amis, des couples, des fratries, des amateurs de "métal" venus seuls. "La fosse est blindée de chez blindée", raconte Jean-Claude (prénom d'emprunt), qui s'est installé à gauche du bar. Les Eagles of Death Metal jouent "Kiss the devil", "Embrasse le diable".
Le sang et la poudre
Jean-Claude entend "un premier claquement". Comme la plupart des spectateurs, il pense à un pétard. "Puis j'ai vu des gens s'allonger. J'ai regardé, sidéré". Lui aussi se couche. "Ça a duré a priori 10-12 minutes. Mais 10-12 minutes avec des types qui vous tirent dessus, ça paraît une éternité".
"Je vois du monde se plier comme un champ de blé face au vent", raconte un autre spectateur, Thomas Smette, 24 ans alors. "Je me retourne, je vois deux personnes armées qui tirent sur tout ce qui bouge (...) Je me retrouve au sol avec tout le monde".
La musique s'arrête. Le régisseur rallume la lumière. Des hurlements s'élèvent. Certains ont cru à un jeu de scène mais le doute n'est plus possible.
Thomas Smette entend un djihadiste crier "c'est pour nos frères en Syrie". Il sent "quelque chose de chaud au sol". "Ma main est rouge de sang. Mais avec l'adrénaline, je ne sais pas si c'est le mien ou pas".
L'odeur du sang et de la poudre envahit la salle. Il entend un spectateur crier: "ils rechargent, vous avez trois secondes". "Là, je fais dix mètres en trois pas". Thomas parvient à se mettre à l'abri sur le toit.
Certains se cachent dans les faux plafonds. Jean-Claude réussit à fuir par une issue de secours. Mais des centaines de personnes restent piégées. Les tirs continuent, dans la salle comme dans le passage Amelot qui longe le Bataclan.
«Un tas d'humains»
Foued Mohamed Aggad et Ismaël Omar Mostefaï montent à l'étage et, du balcon, arrosent la salle. Des spectateurs font les morts au milieu des cadavres.
Suzie Bernard est dans la fosse avec son petit ami. Elle ouvre les yeux par intermittence. "Je vois des trucs vraiment atroces. Les personnes à côté de moi s'étaient fait tirer dans la tête". Il y a un mouvement de foule. "On a couru vers la scène et on est retombés. On s'est retrouvé dans cet agglomérat, un tas d'humains".
Juste avant 22h00, un commissaire de la brigade anticriminalité (BAC) et son chauffeur arrivent. Ils entrent et repèrent Samy Amimour sur scène avec une kalachnikov. Sans hésiter, ils tirent et abattent le djihadiste, dont la ceinture explose. Ils ont sans doute sauvé des dizaines de vies.
Mais les deux policiers doivent se replier sous les tirs nourris des deux tueurs à l'étage.
L'horreur, rythmée par les tirs, continue. "Avec mon copain, on ne faisait que se dire qu'on s'aimait. Au point qu'un type nous a dit: +fermez-la, vous faites trop de bruit+. Je ressentais cette urgence de dire que j'aimais", justifie Suzie.
Prise d'otages
Elle se souvient des téléphones qui sonnaient. "On sait que des gens sont morts parce qu'ils n'ont pas mis leur téléphone sur silencieux. C'est horrible de se dire que la vie tient à quelque chose d'aussi trivial (...) Des gens sont partis dans la terreur absolue".
Le commissaire de la BAC a raconté son intervention devant une commission d'enquête parlementaire en 2016.
Dans la salle, c'est une vision "indescriptible" de "centaines de corps (...) enchevêtrés les uns aux autres". "Il régnait un silence glacial (...) On sentait bien que même les vivants faisaient semblant d'être morts", a décrit le policier.
"Au bout d'un moment, il n'y a plus eu de mouvements ni de tirs. J'ai décidé d'aller chercher les victimes qui étaient dans la fosse, à quelques mètres de nous".
Quand ils ont fouillé la salle plus tard, les enquêteurs ont découvert un dictaphone ayant enregistré toute la soirée. La bande-son a permis d'objectiver l'attaque. La première phase a duré 32 minutes, il y a eu 258 coups de feu.
Foued Mohamed Aggad et Ismaïl Omar Mostefaï cessent leur tirs, se retranchent dans un couloir à l'étage avec douze personnes.
Il est 22h20, la prise d'otages commence.
Parmi les captifs, Stéphane Toutlouyan, alors âgé de 49 ans, les entend dire "qu'ils sont de l'organisation Etat islamique, que c'est de la faute de François Hollande".
«Un spectacle effroyable»
Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve suit en direct les opérations, de la cellule de crise de Beauvau, avec le chef de l'Etat et le Premier ministre Manuel Valls.
Il se souvient des questions qui les taraudaient alors: "est-ce que les terroristes ont piégé la salle de spectacle ? Est-ce que, en cas d'intervention des forces de l'ordre, c'est toute la salle qui saute ? (...) Nous ne le savons pas".
Suzie finit par être évacuée de la fosse. "Je ne fais que regarder les personnes décédées. C'est vraiment un spectacle effroyable (...) D'un coup, c'était devant nos yeux". Elle sombre dans "une crise incontrôlée de larmes".
Les forces de l'ordre lui ordonnent de lever les mains. "C'est ce moment très bizarre où on est victime mais où il y a une forme de suspicion car un terroriste peut se cacher parmi nous".
A l'étage, les policiers sont stoppés dans leur progression. Derrière une porte fermée, "nous avons entendu des cris d'otages", raconte le commissaire Christophe Molmy, alors patron de la Brigade de recherche et d'intervention (BRI).
La prise d'otages dure deux heures, dans un couloir exigu, long de dix mètres.
Trois otages sont placés derrière la porte. Plusieurs autres devant les fenêtres pour surveiller la rue et les toits. "Si vous voyez quelque chose et que vous ne nous prévenez pas, on vous tire dessus et on vous jette par la fenêtre", lâchent les djihadistes.
"Pour moi, on était morts. Je ne voyais pas comment ça pouvait bien se terminer", raconte Stéphane Toutlouyan.
«Un miracle»
Vers 23h15, la BRI établit enfin le contact pour tenter de négocier. "Devant le refus de libérer des otages et de reddition (...) nous avons procédé à l'assaut", explique le commissaire Molmy.
Il est 00h18. La BRI essuie des tirs et riposte après avoir mis les otages à l'abri derrière ses boucliers.
Foued Mohamed Aggad se fait exploser. Ismaïl Omar Mostefaï est abattu à 00h22.
Stéphane Toutlouyan se souvient d'un bruit assourdissant. "Un +robocop+ me prend et me dit: +il faut sortir+. L'opérateur de la BRI déchire nos chemises. Il dit: +ne regardez pas dans la fosse+. Il y a une montagne de corps et du sang partout. Dans la rue, ils nous fouillent une deuxième fois".
"L'assaut, c'est un miracle", salue un autre otage, David Fritz Goeppinger, 23 ans à l'époque.
Presque six ans plus tard, Suzie continue de s'interroger: pourquoi en est-elle sortie vivante ?
"Les personnes qui étaient juste à côté de nous, elles sont mortes, elles étaient juste 50 centimètres plus à gauche (...) Le pur hasard, on a vraiment beaucoup de mal à le supporter".